Pour être honnête, Thea n'avait pas vraiment de raison valable quant à sa présence dans le bar. Ou plus précisément, le visage plaqué contre le plat de la table à laquelle elle était assise, laissant échapper des grognements de contrariété de temps à autre, histoire de laisser savoir que oui, elle était en vie, et que sa position actuelle était volontaire. Depuis le temps qu'elle était là, elle aurait probablement la marque de la table sur le front. On s'en fiche, avait chuchoté la petite voix dans sa tête qui n'apparaissait que lorsque le taux d'alcool dans son sang passait de nul à encore-trois-verres-et-ce-sera-alarmant. Thea aurait peut-être dû prendre cette information en compte, quand elle y repensait. Peu importait.
La vérité, c'était qu'il y avait des jours avec et des jours sans. Et que les jours avec, Thea cassait volontiers la figure d'un ou deux monstres croisant son chemin, évitait de finir en petits morceaux, avalait un carré d'ambroisie et prenait le large en poursuivant sa petite vie avec bonne humeur – ce qui consistait à insulter seulement la moitié des personnes qu'elle croisait. Les jours sans, en revanche... Les jours sans avaient deux catégories. L'une, où Thea avait envie de détruire tout ce qui se trouvait devant elle (ces jours-là étaient généralement suivis d'une virée à Ikea ou ses équivalents pour racheter de la vaisselle pour l'appartement), et où la fille d'Hécate massacrait tout le monde dans sa tête. En images très nettes, détaillées, sanglantes et impliquant très souvent des tronçonneuses. La seconde catégorie laissait généralement Thea dans une sorte d'état second, de mauvaise humeur et avec une seule envie : que la journée se termine et qu'elle puisse aller dormir pour que cette sensation bizarre disparaisse jusqu'à la prochaine fois. Ces jours-là, la rousse allait parfois se coucher tôt. Et quand ce n'était pas le cas, elle trouvait un bar, et s'imbibait d'alcool jusqu'à se sentir cent fois mieux. Ce soir était un de ces soirs-là. Et Thea en était au stade où elle se sentait un peu mieux, la main enroulée de son verre de whisky – elle n'aimait même pas ça, mais ça faisait prétentieuse et pas gamine qui veut s'en coller une, comme le ferait la vodka.

N'empêche que la jeune femme commençait à avoir mal au front. Après une minute de débat intérieur, elle releva la tête, ses cheveux roux lui retombant à peu près partout sauf à leur place. Elle pinça les lèvres, passant une main sur son visage pour éviter de se retrouver avec l'équivalent d'un chignon dans les yeux et la bouche, et promena son regard autour d'elle. Deux types un peu chancelants jouaient au billard. Elle avait toujours détesté le billard. Les boules de billards étaient de toute façon plus efficaces lancées en plein dans la figure d'une harpie – l'expérience le lui avait appris, elle n'y pouvait rien. Mais ce qui était derrière les deux hommes attira son attention. Son regard s'éclaira légèrement, et après un moment d'hésitation, Thea se releva. Elle pouvait encore marcher droit, ce qui voulait dire que la petite voix avait décidé de squatter un peu trop tôt : tant mieux. Allant s'appuyer contre le bar, la fille d'Hécate s'adressa à la seule autre personne dans le bar : un mec à l'air à peu près aussi paumé qu'elle. « Hé. Joue aux fléchettes avec moi. Promis, j'sais viser. » Histoire qu'il ne pense pas qu'elle allait le mitrailler, l'inconnu. Puis si elle voulait emmerder quelqu'un, elle serait allée provoquer les deux prétentieux du billard. En parlant de prétentieux, où était son verre de whisky ? Thea jeta un coup d'oeil un peu paniqué tout autour d'elle, avant de le repérer à sa table. Un soupir de soulagement lui échappa, léger, et la demi-déesse alla s'en emparer avant de revenir. L'autre n'avait pas bougé, alors elle le fixa, les sourcils froncés. « T'as peur de perdre ou quoi ? »

Thea aurait bien aimé avoir une paille, pour siroter son verre sans devoir faire attention à ne pas en renverser l'intégralité sur son t-shirt immaculé. Peut-être que s'habiller en blanc n'était pas l'idée du siècle quand le plan était d'aller se mettre une race dans un bar choisi au hasard (hé, elle faisait des rimes!). En attendant, elle constatait l'absence de paille et débattit longuement dans sa tête pour savoir si demander une paille pour boire du whisky était approprié. Thea décida qu'elle s'en fichait, et se pencha par-dessus le bar pour attraper l'un des tubes de plastique, d'un rose tellement vif qu'elle cligna des yeux. C'est le moment que choisit Mr. Paumé Aussi pour lui répondre, l'air vaguement offensé. Thea plongea la paille dans son whisky et tenta l'expérience : apparemment, on ne mettait pas de pailles dans le whisky parce que ça ne faisait pas classe, mais aussi parce que ça brûlait à peu près partout dans la bouche. Elle s'y ferait. « T'en as foutu partout. » l'informa-t-elle après qu'il ait reposé son verre, mais elle le suivit sans broncher, admirant sa détermination.
« Tu sais. » dit quand même la rousse en le regardant essayer d'attraper les fléchettes. « C'est pas les jeux olympiques, t'es pas obligé de te mettre la pression comme ça. C'est mauvais pour la santé, ça fait des trucs genre... Des migraines ou des tumeurs ou des courbatures. Ou des entorses. On peut avoir des entorses au cerveau, ou c'est juste l'expression qui le dit ? » demanda-t-elle à son verre de whisky, qui resta silencieux, la paille tournant légèrement dans le liquide doré. Mh. Pour la peine, elle vida le verre et fit coucou au barman, lui chuchotant « J'en veux d'autre » dans l'espoir qu'il sache lire sur les lèvres. Il avait l'air de se débrouiller.

De son côté, son nouveau compagnon avait attrapé l'une des fléchettes, et suivit du regard les mouvements qu'il exécutait, sans jamais lancer la fléchette. Thea ne commenta pas, parce qu'elle s'en fichait un peu et que s'il voulait mettre dix ans à lancer sa fléchette, ben elle avait tout son temps. C'était toujours mieux que de le voir se transformer en cyclope ou autre et l'attaquer. Elle n'était pas d'humeur à finir en soupe pour cyclope. D'un côté, personne n'était d'humeur pour ça. Jamais. Quand Mr. Paumé lança enfin sa fléchette, la bouche de Thea forma un petit « o ». Les mecs du billards avaient l'air un peu choqués, parce que la fléchette venait de se planter au beau milieu de la table de billard (à deux centimètres de la main d'un des types) et Thea croyait se souvenir que ces trucs coûtaient une blinde. La rousse attrapa la flèche et frotta la table, agitant sa main libre – celle qui tenait la fléchette. « C'est pas passé loin, dites donc. » Elle balança un clin d'oeil peu convaincant au type, qui devait être tellement sur le derrière qu'il ne répondit pas, et s'approcha de Mr. Paumé. « Franchement, si c'était fait exprès, c'était super la classe. » lui annonça-t-elle. « A moi maintenant. »
Elle garda la fléchette serrée dans son poing, et se garda de préciser qu'elle n'avait jamais joué à ce jeu. En fait, en temps normal, elle trouvait ça débile. A la rigueur, lancer des couteaux, ok : mais des fléchettes ? Les couteaux, elle aimait bien. Quand Thea s'ennuyait avec June, elles dessinaient des cibles (ou la tête de gens qui les énervaient, mais bon), et se défoulaient. Thea finissait toujours par rater sa cible, s'énerver, marcher à grands pas jusqu'à la cible improvisée et la déchirer en morceaux. Ca l'aidait à rester zen. Ou pas. La cible était un peu floue, et la petite voix n'arrêtait pas de lui dire de se concentrer. « Oh, ça va. » marmonna-t-elle avec agacement, avant de lancer sa flèche. Qui se planta dans le portrait d'une dame sur le mur, en plein milieu de son front. Si elle l'avait visée, Thea aurait été fière – mais elle visait la cible, pas la dame à cinq bons mètres de la cible. Les demi-dieux et leurs « talents innés au combat », messieurs dames. « J'ai menti tout à l'heure. » finit-elle par avouer à Mr. Paumé. « Et j'aimerais bien savoir ton prénom, parce que j'arrête pas de t'appeler Mr. Paumé dans ma tête – parce que t'as l'air aussi perdu que moi, hein, c'est pas méchant – et ça m'énerve. » Au moins, c'était dit. Après son petit discours, la rousse alla décrocher la fléchette après avoir lancé un regard d'excuses au barman – qui avait déposé un nouveau verre à la place de l'ancien, en laissant la paille rose à sa place – et la tendit à Mr. Paumé. « A toi. »