Mais Mercy ! les fous, ce sont les autres.
Bats-toi. Si tu perds, tu meurs.
«
Les gens capables de changer les choses sont ceux capables de sacrifices importants. Ceux qui, face à un monstre, vont jusqu'à sacrifier leur humanité. »
Aramis Wheeler et Amine Ackerman.L'endroit à lui seul suffisait à déprimer.
Une large pelouse un peu pelée occupait le devant du bâtiment dans un simulacre de parc. Des arbres, un maigre massif de fleurs où tournait un arrosage automatique (la trace de l'arrosage se lisait sur la pelouse, formant un grand cercle d'herbe bien verte autour du massif puis disparaissant brutalement dans un gazon jaunâtre) et quelques bancs faisaient office de décorations. On se serait presque cru dans un parc en plein hiver. Aramis Wheeler adressa un signe de tête formelle à la jeune femme qui le suivait et resserra les pans de son manteau. L'Écosse, ça craignait. Les deux compères se hâtèrent de traverser le parc, passèrent sous une arche ternie – probablement plantée là depuis plusieurs décennies. «
Mercedes Weathley, vingt-six ans, écossais. Son dossier a facilement été trouvé par nos ordinateurs car des mots du dictionnaire mythologiques y revenaient régulièrement. On n'y aurait pas fait vraiment attention s'il n'y avait pas eu un certain attrait pour le dessin et la conception. » Aramis ne pouvait pas en vouloir à ce pauvre type. À rester ici, le dessin devait présenter un certain attrait. Il avait rapidement parcouru les quelques lignes sur cet inconnu écossais et se félicitait presque d'avoir eu une certaine liberté. Mercedes Weathley, c'était l'histoire d'un garçon voyant depuis toujours à travers la Brume, d'une vision claire et limpide, évidente.
Mercedes, quatre ans, et Anna Weathley.La pluie frappait les carreaux avec force. «
Mercy, Mercy, calme-toi... » L'enfant hurlait sur le tapis, les yeux agrandis de terreur devant la menace invisible. C'était un garçon calme et taciturne aux yeux sombres qui ne vous regardaient jamais vraiment, s'arrangeant toujours pour fuir le contact d'une façon ou d'une autre. Unique enfant des Weathley, Mercedes vivait à moitié dans son univers peuplé de choses effrayantes. Choses que monsieur et madame Weathley n'avaient jamais réussi à voir. L'enfant s'arrêta de pleurer aussi vite qu'il avait commencé et suça son pouce avec application, contemplant sa mère à la dérobée. «
Vous l'étouffez trop ! » avait dit le pédopsychiatre avec le ton de celui qui est certain de ce qu'il affirme. Madame Weathley regarda le garçon assis sur le tapis. Mercedes continuait fixement de regarder par la fenêtre, là où se devinait le passage des voitures et des vélos. Il n'aimait pas la foule, il n'aimait pas le bruit… Mais la rue et ses mouvements le fascinaient. Chaque matin à dix heures, la terreur revenait, plus forte que la veille. Réglée comme une horloge.
Aramis Wheeler et Amine Ackerman.Voir le monde dans son intégralité, sans aucune poudre aux yeux pour cacher les détails les plus effrayants… Aramis en était incapable. C'est avec cette pensée qu'il poussa la grande porte du bâtiment de pierre. Une petite femme replète cessa de pianoter à toute allure sur son téléphone pour lever un regard tranquille sur les deux visiteurs. «
Bonjour, bienvenue. » «
Nous venons voir Mercedes Weathley. Vous devez avoir eu notre courrier ? » Le sourire léger de l'employée vacilla un bref instant. «
Vous êtes… ? » «
Aramis Wheeler et Amine Ackerman, oui. » Recruter de nouveaux agents faisait partie de ses tâches habituelles, il venait à leur rencontre – ou les accueillait dans d'autres cas – et s'assurer de leur formation. Une mission avec des règles claires et nettes en soit, mais essentielle. Le DLCEM disposait de bureaux partout dans le monde mais les agents ne courraient pas les rues. Ils ne pouvaient décemment pas se précipiter vers le premier venu et l'informer de l'existence de créatures mythologiques, de divinités et compagnie. Alors forcément, le choix était suffisamment restreint pou l'amener dans un endroit pareil. «
Suivez-moi. »
Mercedes, sept ans, et Anna Weathley.«
Ça suffit. » Le sifflement sec de sa mère l'interrompit. «
Mange et ferme-la. » Anna Weathley était épuisée. «
Et papa, il rentre qu... » «
Silence. » Comment lui dire que son père ne rentrerait pas ? Qu'il était mort de ces accidents idiots qui arrachent parfois des vies de façon si injustes ? Elle croisa le regard de son fils qui se hâta de contempler sa purée. «
Mange. » Il ne mangeait pas, c'était désespérant. «
J'ai peur. » Il avait toujours eu peur, de tout et n'importe quoi. Elle avait à peu près tout essayé, tout tenté, mais aujourd'hui, elle était si lasse… «
Franchement, Mercedes, il n'y a pas de quoi. Arrête ton cirque. » Comme d'habitude, il se plongea dans un silence glacial, traçant des dessins dans la purée de pommes de terre du bout des doigts. «
Et ne fais pas ça. » Il n'en tint absolument pas compte, déjà parti elle ne savait où.
Aramis Wheeler et Amine Ackerman.Le dossier n'était pas très long pour la simple et bonne raison qu'il n'y avait rien à raconter si ce n'est des années d'errance administrative. Mercedes était né à Coldstream, village écossais dont personne n'avait jamais entendu parler. Second fils, second espoir d'un couple ayant perdu leur premier garçon, il avait fait la joie de ses parents. Enfant taciturne et introverti, il n'avait cependant jamais manqué de rien. Basile et Anna Weathley prenaient soin de leur fils, soin de leur famille, et supportaient sans hésiter les crises de panique de leur jeune garçon. Il avait de l'imagination, ce n'était pas un problème après tout ? Alors oui, ça pouvait être embarrassant quand il sortait des détails improbables en voyant pour la première fois le nouveau voisin. Et oui, ce n'était pas pratique de devoir quitter en catastrophe un dîner entre amis quand le gamin faisait une énième terreur nocturne dans la pièce d'à côté. Mais bon, les joies d'être parents. Peu avant le septième anniversaire du garçon, Basile Weathley avait stupidement trouvé la mort dans un accident du quotidien. Les monstres de Mercedes, ceux-là même qu'Anna prenait pour de parfaites affabulations, n'avaient en revanche pas disparu. Aramis arrivait déjà presque en bas du dossier à cet endroit de l'histoire.
Mercedes, huit ans, et Anna Weathley.Il le voyait, derrière la vitre teintée de la porte d'entrée. La silhouette difforme du facteur patientait après avoir carillonné plusieurs fois. Il venait tous les jours avec assiduité, même lorsqu'il n'y avait pas de courrier pour les Weathley. Chaque jour, il sonnait et entamait la conversation avec madame, l'observant sans ciller de ses immondes yeux. Le facteur n'était pas humain, Mercedes le savait. Il appartenait à il ne savait quelle race de monstres comme ses camarades du primaire s'amusaient à en dessiner pour rire. Mais ce n'était pas drôle, le monstre rôdait là, sur le pas de sa porte. Muet, le garçon restait plaqué contre le mur, un couteau à beurre glissé dans sa petite poche. Le facteur s'était fait pressant ces derniers temps, profitant de l'absence providentielle de monsieur Weathley. Mercy serra le manche en plastique à s'en faire blanchir les jointures et tendit la main vers la poignée de l'entrée. Aujourd'hui, le facteur allait attaquer, il en était certain.
«
Mercedes... » Madame Weathley manqua d'air, trébucha sur les mots, s'interrompit. Elle serrait son fils à l'étouffer, retenait leurs sanglots à tous les deux. Leurs mains jointes, maculées de sang, s'unissaient dans une étreinte désespérée mais c'était un regard tranquille, à peine entaché d'une lueur de panique, qu'il lui renvoyait. «
Qu'est-ce que tu as fait... » Les larmes vinrent enfin, sans bruit. «
Le facteur allait te tuer. » Il lui chuchotait ces mots à l'oreille, comme un secret bien gardé. «
Le facteur vient tous les jours, il passe et quand il nous regarde... » Le garçon se coupa en plein milieu de sa phrase, ce qui n'était pas dans ses habitudes. «
Il a l'air d'avoir faim. Faim de toi. » Il murmurait toujours. «
Oh Mercy... » Ce n'était pas le facteur au milieu de l'entrée.
Aramis Wheeler et Amine Ackerman.Le dossier parlait de trouble psychotique soudain avec délire, hallucinations et violence. Évidemment, le dossier ne pouvait pas se douter de la prédisposition naturelle de Mercedes Weathley à voir des choses qui ne devaient pas exister. Il y avait bien eu violence en l'occurrence, meurtre même – volontaire – mais il y avait eu erreur de cible. La paperasse retranscrivait clairement chaque visite du petit Mercy chez le pédopsychiatre de l'époque, la violence était clairement volontaire mais dirigée tout droit vers le facteur et non pas vers un livreur de colis présent par accident au mauvais moment au mauvais endroit. Et comme il y avait risque de récidive avec danger pour autrui, l'internement d'office avait été voté. Il n'était pas vraiment tenu pour responsable de ses actes, ce n'était pas de sa faute s'il était fou ce pauvre gamin, mais quand même, il fallait l'aider.
Mercedes, neuf ans, et Anna Weathley.Allongé sur le tapis, Basile Mercedes Weathley regardait le plafond. La peinture blanche s'écaillait sous l'effet d'une légère fuite d'eau non-réparée. La seule fenêtre de la pièce éclairait son visage d'un rayon clair, l'éblouissant à peine. En fermant très fort les yeux, il y aurait sans doute vu des milliers de formes : des animaux, des arbres, des forêts même. Et la liste était longue, on pouvait y ajouter les fleurs, les nuages pourpres, les couleurs qu'il inventait au gré de ses rêveries. En se brûlant les yeux avec le soleil et en les fermant très fort, on pouvait aller jusqu'à inventer le monde, l'imaginer comme il le souhaitait. Mercedes ouvrit grand les mains, jouant un bref instant avec un rayon rebelle. Le store ne devait pas être fixé bien au milieu de la fenêtre, le soleil parvenait à le contourner. Sans bouger, il offrit l'un de ses rares sourires à l'astre solaire. «
Quand je serais grand, je cultiverai le soleil. » Le store s'ouvrit brutalement, comme en réponse à son affirmation, et les stries des barreaux vinrent percer le minuscule rectangle de lumière qui venait d'apparaître.
Reste plongé dans ses histoires abracadabrantes, sans chercher à écouter des paroles censées.– Dossier médical de Mercedes Weathley, neuf ans.
Ils n'avaient plus rien à se dire, à présent. Madame Weathley regardait son fils – mais était-ce bien lui ? - de l'autre côté de la table. Obtenir cette visite avait été difficile, on lui opposait des raisons de plus en plus idiotes, à base de protocoles à respecter, d'heures de visite et autres idioties. Maintenant qu'elle était assise en face de lui, elle regrettait presque d'être venu. Mercedes n'avait jamais été très bavard ou enjoué mais le petit garçon qui lui faisait face n'était pas taciturne, il était malheureux. C'était pour lui qu'elle l'avait fait, son choix lui avait déchiré le coeur, mais elle n'en pouvait plus. À huit ans, il n'avait pas été reconnu comme responsable de ses actes, on avait parlé de diverses maladies sans queue ni tête, de schizophrénie, de trucs délirants… Et comme personne ne savait quoi penser, on avait approuvé fermement quand elle avait dit le vouloir heureux. Elle ne s'était pas attendu à le revoir comme ça. «
Mercy... » Le bâtiment des enfants se voulait accueillant avec ses tapis qui avaient dû être autrefois colorés et ses affiches en hauteur. Les rayons un peu tristes du soleil peinaient à entrer à l'intérieur, sans doute rebutés par l'atmosphère déprimante. Un enfant de l'hôpital de jour se mit à hurler dans un coin.
Refuse d'adresser la parole à sa mère, maintiens ses mensonges avec acharnement.– Dossier médical de Mercedes Weathley, neuf ans.
Aramis Wheeler et Amine Ackerman.L'administration, c'est de la merde. Aramis Wheeler était hautement qualifié pour approuver cette phrase. Dans le cas de Mercedes, l'administration était une véritable catastrophe. Divers personnages impliqués s'étaient rejetés les décisions les uns sur les autres, aboutissant invariablement à des non provisoires (qui, à force d'être temporaires et répétés en étaient venus à imiter un enfermement à perpétuité) et histoire d'être sûrs de ne commettre aucune erreur, ils s'étaient contentés de refuser de signer les papiers. Anna Weathley avait été soulagé en comprenant qu'on prendrait son enfant en charge pour lui venir en aide, qu'elle ne serait plus seule à gérer ces insupportables crises de terreur et ces sornettes à répétition. Et comme le petit Mercedes n'avait jamais fait le moindre effort...
Mercedes, dix-sept ans, et Aenor Riddle.La pluie clapotait sur les carreaux. Encore. Mercedes regardait les gouttes grossir jusqu'à zigzaguer sur les vitres, traçant des dizaines de larmes. Le soleil s'était caché, le ciel pleurait maintenant. Ce qui était plutôt normal, c'était l'hiver, il faisait froid et le monde entier devenait déprimant. S'il avait été un jour heureux. Détournant les yeux de ce spectacle passablement triste, le garçon d'à peine dix-sept ans regarda ses doigts. «
Mercedes, nous n'avons pas beaucoup de temps. » Il n'y avait jamais le temps. Jamais le temps de parler, jamais le temps d'expliquer. Et pourtant Dieu que les journées passaient lentement. Le petit déjeuner était servi atrocement tôt, dans un vacarme épouvantable puis la journée s'enchaînait ensuite dans un ennui profond. Les secondes s’égrainaient avec une lenteur exaspérante, mettant un temps infini avant de laisser la placer à la suivante. Il aurait aimé hurler aux horloges de se dépêcher, d'enfin passer à la vitesse supérieure et de voir les minutes se succéder en une grande bousculade. Franchement, le temps aurait pu prendre exemple sur les gouttes de pluie ! La vie serait passée beaucoup plus vite, il aurait fallu se dépêcher sans plus avoir le temps de s'ennuyer. «
Comment te sens-tu ? » Si les cordes étaient trouvables ici, je me serais pendu madame. Parfaitement. Oh ! Ne soyez pas horrifiée, la vie est d'un ennui… Mais si madame, je vous assure. «
Très bien, madame. » Aenor Riddle guetta une trace de mensonge sur le visage du garçon mais n'en trouva goutte. «
Vraiment ? » «
Vous savez, il m'a fallu du temps pour comprendre. » Pour comprendre que quelque chose clochait. Un fou ayant conscience d'être fou pouvait-il réellement l'être ? Non, par essence, le fou ne se croyait jamais fou. C'était d'ailleurs à la racine de sa folie : il restait persuadé d'être un individu totalement sain d'esprit. Mais le fou s'étant questionné sur sa folie jusqu'à en arriver à la conclusion qu'il était bel et bien sain d'esprit comptait-il ? Fou ? Sain d'esprit ? Sincèrement, c'était à s'en retourner la cervelle, à en devenir… dingue. Le stylo bic de madame se tenait en suspens au-dessus de sa feuille soigneusement tenue, prêt à noter la moindre de ses rares paroles. «
Connaissez-vous monsieur Morlais ? » Une brève exaspération se peignit sur les traits de la psychiatre, si courte qu'il douta l'avoir réellement entrevu. «
Je te l'ai dit la dernière fois, Mercedes. » Soit il y a deux semaines. «
Monsieur Morlais travaille ici depuis vingt-cinq ans. » Soit. «
Et c'est une personne empreinte d'une rare gentillesse... » Elle s'interrompit le temps de trouver ses mots. «
Et tout ce qu'il y a de plus banale. » Mercedes serra ses genoux contre lui, posant avec insolence les pieds sur le beau fauteuil qu'il occupait. Silence, tirez le rideau. Il restait une demi-heure, ce serait facile à tenir. Parler pour ne rien dire, raconter pour s'entendre dire qu'il racontait des sornettes… Merci bien. Il savait ce qu'il aurait du faire, ce qu'il aurait du dire. Mentir, prétendre l'eact inverse de ce qu'il disait… Il aurait été loin. Sans les diverses nécessités administratives, le détail d'être mineur et… La peur aussi. «
Mercedes… Crois-tu à tes histoires ? » Répondre à cette question ne serait d'aucune utilité.
Reste intimement persuadé de la monstruosité de monsieur Morlais, serait prêt à se défendre si nécessaire.– Dossier médical de Mercedes Weathley, dix-sept ans.
Aramis Wheeler et Amine Ackerman.Aramis savait que ce Mercedes n'était pas un idiot. Il savait qu'il devait avoir sa petite idée de la meilleure façon de sortir d'ici : mentir, sourire, dire aux médecins que oui, grâce à eux, il allait désormais à merveille et qu'il les remerciait pour cela, leur dire ce qu'ils avaient envie d'entendre… L'agent du DLCEM était persuadé que ce type le savait. En revanche, la raison qui le poussait à ne pas mentir le dépassait complètement.Rester fermement camper sur ses positions, pourquoi pas mais… Aramis haussa les épaules pour lui-même, suivant en silence la petite femme à travers un couloir des plus neutres. «
Vous venez des États-Unis, n'est-ce pas ? » «
De New-York plus précisément. » lui répondit Amine avec obligeance. «
Et pourquoi… ? » Aramis saisit la question sous-entendue sans difficulté. «
Il pourrait nous être utile. » «
Peu de gens ici ont beaucoup de visite. Lui ne reçoit celle de sa mère qu'une fois par mois, parce qu'elle y tient vraiment. » «
Ils ne s'entendent pas ? » «
Vraiment, je n'en sais rien, je me charge juste des signatures et des entrées des visiteurs. Elle est simplement noté chaque premier samedi du mois. C'est tout. Prenez cette porte, une infirmière vous attend. Je dois repartir à l'entrée. »
Mercedes Weathley, vingt-et-un ans.Il n'y avait plus de secondes, plus d'horloge. Juste un insupportable silence qu'il ne parvenait pas à supporter. Allongé sur le sol, Mercedes Weathley regardait une fois de plus le plafond. Un mal de tête remplaçait la course de lenteur des aiguilles par des lancements lancinants. Il écarta les bras et traça de légers sillons dans la fine couche de poussière qui couvrait le sol. Ange de neige, ange de poussière… Franchement, ça revenait au même. Sauf qu'il avait peu de chance de voler un jour. Pas de peinture écaillée, pas de fenêtre pour s'occuper : la pièce était désespérément vide. Suicide cérébral. Chambre d'isolement. C'était le nom de cet endroit. Comme ailleurs, il n'y avait rien à faire. Mais ici, il n'y avait personne, pas de vie, pas de bruit. Rien à faire et rien à voir. Les heures se suivaient sans même pouvoir les identifier. Le jour ? Le matin ? Impossible à savoir. Mercedes ferma les yeux, refusant de contempler plus longtemps ce plafond dénué d'intérêt. Cultiver le soleil. Il rabattit les bras le long de son corps, sentant la poussière se pousser à nouveau sur le passage de ses mains. Il pouvait prendre son envol, il suffisait de voler, de voler et de battre les ailes. Mués par une volonté indépendante, ses bras tracèrent un nouveau sillon sur le sol poussiéreux.
L'oiseau, c'est moi. Encore.
L'oiseau, c'est moi. Encore.
L'oiseau, c'est moi. Et encore.
L'oiseau, c'est moi. À s'en râper le dos des mains jusqu'au sang.
L'oiseau, c'est moi. Insupportable phrase qui ne le quittait plus. Il pensa à autre chose.
L'oiseau, c'est moi. Putain ! À s'en rendre cinglé. Les mots, tous identiques, les mêmes en permanence, sur la même intonation, revinrent. Encore. Encore.
L'oiseau, c'est moi. Peut-être qu'après tant de temps…
L'oiseau, c'est moi. Peut-être qu'il finissait par devenir fou ? Il n'y avait rien à faire ici, rien. Pas un bruit, pas un chat. Flûte, l'oiseau aurait bien été chassé par monsieur le chat. Au moins, ça aurait été fini. Et les mains de la psychiatre, molles, sans la moindre personnalité… Elle le touchait parce qu'elle le devait, parce que le protocole le voulait sans doute : Oh madame, veuillez considérer Mercedes comme un ami, quelqu'un qu'il vous faut aider ! Tu parles, mains froides, contact d'à peine quelques dixièmes de seconde… Il frissonna sur le sol glacé de la chambre d'isolement.
L'oiseau, c'est moi. Bordel et cette phrase qui ne le quittait plus, intrusive, à tourner dans sa tête comme si elle en avait le droit… Une vague d'angoisse lui retourna l'estomac, brutale, acide. Sa respiration saccadée faisait un bruit monstre dans le seul silence environnent mais Mercedes se força à inspirer profondément. Ses poumons refusèrent de répondre à l'appel, formant à bloc dans sa poitrine. Il était seul au monde ? Un sanglot inattendu, qui le surprit lui-même, lui échappa, aussi bruyant à ses oreilles qu'un hurlement. L'oiseau, c'est moi. Ce n'était pas sa voix qui lui chuchotait ces mots, c'était une voix… autre. Impersonnelle. «
Putain... » Un second sanglot, plus fort que le premier, le secoua tout entier. Le jeune homme appuya sur ses yeux à s'en faire mal, à en voir ces couleurs qui n'existaient pas.
Incapable de se calmer par lui-même, ne reconnaît pas avoir agressé un membre du personnel soignant.– Dossier médical de Mercedes Weathley, vingt-et-un ans.
Aramis Wheeler et Amine Ackerman.Effectivement, une infirmière beaucoup plus âgée les attendait à l'entrée d'une grande salle de vie. «
Mercedes Weathley. » Si la petite jeunette qui les avait accueillit transpirait la gentillesse, celle-ci parlait d'une voix sèche et désagréable, comme s'ils l'ennuyaient depuis déjà trop longtemps. «
Qu'est-ce que vous lui voulez ? » «
C'est une visite importante, pour une discussion tout aussi importante. Nous... » Elle leva les yeux au ciel. «
De toute évidence, vous ne m'en direz pas plus. » Certes non, ça relevait du secret professionnel. «
Malheureusement, je doute que monsieur Weathley soit en état de vous recevoir. » Lisant la perplexité sur le visage de l'agent Ackerman, elle se crut obligée de préciser sa pensée. «
Vous ne le connaissez pas, hein ? C'est un type bien Weathley, mais y a des fois où il disjoncte. Hier il a agressé l'un de nos médecins. D'accord il n'est pas très beau Morlais mais de là à le traiter de monstre, de cyclope et d'essayer de l'étrangler quand même… »
«
Vas-y, allume. » Parcourir minutieusement la minuscule cours ouverte près de la salle principale leur avait pris cinq minutes. Tout au plus. Mercedes tendit le petit mégot à son partenaire improvisé, ses doigts tremblants peinant à viser la flamme du briquet. «
'é bon, c'est allumé. » «
Tu m'allumes le mien ? » Il s'empara du briquet, dut insister pour l'allumer, et enflamma le cadavre de cigarette qu'Akane lui tendait. «
Hola, ça fait du bien. » Mercedes se contenta d’acquiescer, trop occupé à tirer sur le reste de la cigarette. Considéré comme non-fumeur (cela dit, il ne risquait pas d'avoir un jour officiellement commencé) il sautait sur le moindre reste qui traînait par terre. Fumer, c'était la seule chose qui faisait passer le temps… les jours où ils avaient l'esprit clair. «
T'sais qu'on m'a dit que j'étais un menteur ? » Son voisin de chambre esquissa un maigre sourire. «
Ah bah c'est marrant. S'ils commencent à plus savoir qui est qui... » «
Que veux-tu, c'est mon côté très asiatique, ça. » Le sourire d'Akane grandit encore l'espace d'un instant avant de retomber. Ils tirèrent sur leurs mégots avec application jusqu'à s'en brûler les lèvres. Occupation du jour terminée. Ça faisait longtemps qu'ils n'avaient plus rien à se dire.
Aramis Wheeler, Amine Ackerman et Mercedes Weathler, vingt-six ans.Ce n'était pas un potentiel agent du Département qu'il avait devant lui, mais plutôt une loque. Son regard s'arrêta un instant sur les poignets entravés de Mercedes Weathley avant de remonter jusqu'à son regard paumé. Cent-cinquante gouttes de cyamémazine histoire d'être tranquille et l'autre était envoyé au pays des rêves – des cauchemars ? – jusqu'à la fin de l'après-midi. Pratique comme camisole chimique, ils avaient la paix comme ça. Ceci dit, son dossier lui plaisait bien. «
Vous êtes intéressant, Mercedes Weathley. » Intéressant, mais complètement hors-service.
Mercedes Weathley, vingt-six ans.Il n'était pas défoncé. C'était bien dommage d'ailleurs, la vie aurait sans doute été plus sympa s'il l'avait été. Par contre, il ne risquait pas de partir en courant. «
Vous êtes intéressant, Mercedes Weathley. » Ah… bon. C'était rassurant de savoir ça, nul doute qu'il en ferait bon usage à l'avenir. On lui lui avait jamais dit directement qu'il était intéressant. Certains avaient trouvé son cas passionnant mais c'était ça qui les intéressait : ce qu'il voyait. Sa petite personne en revanche n'attirait personne. L'image qu'il renvoyait ? Son esprit embrumé médita un instant là-dessus. Il n'était rien, sa vie était vide. Une simple succession d'ennui mortel, de peur intense et de discussions stériles, le tout dans un corps mince et déjà fatigué. Il se mit à trembler.
Aujourd'hui.Mercedes tira sur la cigarette et regarda la fumée grimper paresseusement dans le ciel. «
Je suis incapable de le lire, votre bout de papier. » Le type en costard-cravate tira le
bout de papier en question d'un geste vif, presque impatient. «
Vous avez juste à signer, pas à le lire. » «
Et je signe quoi ? » Il le savait très bien, il avait juste envie de l'entendre, de savoir que son cœur avait bien raison de tressauter de peur. «
Vous le savez parfaitement, monsieur Weathley, vous nous connaissez depuis un an. » C'était vrai. Leur toute première rencontre n'avait pas été glorieuse, drogué comme il l'était à ce moment, mais Wheeler et sa camarade était revenu une semaine après. «
Depuis un an, c'est vite dit. J'vous ai rencontrés il y a un an et zoup, disparition pendant douze mois. Et vous vous repointez comme des fleurs ce matin. » «
Ils sont prêts à vous laisser sortir. » «
Je sais. » Il signa.