27 juillet 2014, Alpine.
On pouvait aisément dire que tout allait pour le mieux en ce dimanche de juillet. Le quartier était illuminé de toutes parts par un soleil aux zéniths, tandis que le vent venait caresser doucettement les hauts tilleuls qui bordaient l’avenue. De chaque côté de celle-ci s’élevaient de fastidieuses bâtisses, mais qui toutes silencieuse venaient s’ajouter à la beauté luxuriante de la ville d’
Alpine. Mais il y en avait une qui était encore plus attirante que les autres et pour cause, c’est de celle-ci que venaient les seuls bruits du quartier. Et c’est cette bâtisse qui nous intéresse aujourd’hui puisqu’il s’agissait de celle du plus jeune d’une famille populaire : celle d’Emmet Anderson Jr.
Dans leur jardin recouvert d’une herbe fraîche et parfaitement verte, venaient rire et sourire une vingtaine de personne, qui un verre à la main respirait la douce odeur de viande grillée émanant du gros barbecue familial. Les enfants s’amusaient entre eux dans un coin, à courir les uns après les autres avec leurs vêtements colorés et leurs visages joufflus. D’ici et de là on percevait un léger brouhaha qui provenait des conversations superficielles et moqueuses des voisins qui avaient été convié à cet anniversaire endiablé.
Puis soudain tout le monde se tut et il sortit de sa maison par la baie vitrée grande ouverte, affichant un sourire parfait et rajustant sa chemise Ralph Lauren. Alors toute souriante, une petite fille à la tignasse blonde vint s’écraser contre lui, rapidement suivit d’une seconde, légèrement plus grande aux yeux noisette. Vint ensuite le tour d’une femme aux cheveux blonds et au sourire niais, qui s’approcha de lui, un plateau en main, pour l’embrasser.
- Bon anniversaire mon chéri.Il l’embrassa rapidement, puis continua son avancée tandis que des dizaines de personnes venaient le saluer d’une tape sur l’épaule accompagné d’un «
Bon anniversaire ! » ou encore «
Allez champion, aujourd’hui tu es un peu plus vieux. ». Lui souriait, du haut de ses 1m95, et remerciait généreusement chaque voisin comme il se devait. Terminant sa course, il arriva jusqu’au Barbecue qui était alors maîtrisé par monsieur Henley, un petit homme dont la chemise trop serrée dévoilait les bourrelets.
- Bon anniversaire Emmet !- Merci Larry, c’est très gentil.- Mais de rien. Ah et quelle performance hier au golf.- Oh tu sais...- Ne fais pas ton modeste enfin ! Profite c’est ton anniversaire !Emmet tapa sur l’épaule de ce dernier avec un sourire qui dévoilait de belles dents blanches parfaitement alignées.
- Tu t’en sors avec le Barbecue ? Rassure-moi, tu ne vas pas faire cramer cette merveilleuse côte de bœuf hein ?! rigola le père de famille.
- Tu sais très bien que je suis le roi du barbecue enfin.- Tu as besoin d’aide ?- Non ne t’en fais pas. Tu veux une bière ? demanda l’homme en chemisette en lui tendant sa canette.
Emmet recula d’un pas, un faux air de refus sur le visage.
- Enfin Larry, tu sais bien. Je ne bois plus. «
C’est bien mon amour » dit Kimberly au loin.
- Ah oui c’est vrai. Tu es un saint ma parole !- N’exagérons rien.De son regard noisette, il parcourut la petite assemblée puis tapa de nouveau sur l’épaule de son interlocuteur.
- Je dois te laisser, je sens que le gâteau ne va pas tarder.- Vas-y. On se voit samedi à la salle !Mai Emmet était déjà loin, en train de contourner la maison, et ne se retourna pas pour lui répondre. Au lieu de ça, il tendit un bras en l’air en criant «
Comme toujours enfin ! ».
Petit à petit les bruits de conversations se firent de plus en plus lointains, tandis qu’il s’avançait vers sa vieille
Chevrolet camaro de 1969. Tout en glissant un regard en arrière pour s’assurer que personne ne l’observait, il ouvrit la portière et se glissa à l’intérieur de la voiture de collection. Quand il en ferma le battant, un calme soudain l’entoura, et il perdit son sourire angélique. Désormais loin de toute forme de bavardage incessante, chacun de ses muscles se détendit tandis qu’il jetait un œil haineux à son jardin et à toutes les personnes qui le piétinait.
Puis, soufflant un bon coup pour profiter pleinement du calme, il glissa une main jusqu’à la boîte à gant pour en sortir une bouteille d’un
Knockando de dix-huit ans d’âge. Dévissant le bouchon avec soin, il porta le goulot à sa bouche et laissa une gorgée de l’alcool brun lui brûler l’œsophage. Se languissant sur sa banquette en cuir de cette agréable sensation à laquelle il avait pris goût avec les ans, il alluma le lecteur cassette qui vint cracher un son à la qualité entravée. Se détendant ainsi pour la première fois depuis plus d’une heure, il perdit bien vite l’habitude de s’assurer qu’il n’était pas épié par un vilain cafeteur.
Aussi, quand la portière passager s’ouvrit, il se laissa entraver par la panique et tenta de camoufler tant bien que mal sa bouteille entre le fauteuil et la portière. Les bruits du dehors pénétrèrent dans la voiture pour finir de nouveau étouffés par la carrosserie. Son regard se posa alors sur l’homme à sa droite, dont les cheveux en brosse venaient épouser parfaitement les yeux noisette familiaux. Se détendant quelque peu, il regarda son frère retirer sa veste en cuir et éteindre le lecteur cassette.
- Tu sais que j’ai toujours détesté The Cure.- John.Son grand frère lui porta un regard sévère, surmonté de sourcils arcqueboutés.
- Non... - Quoi ? demanda Emmet.
- Ne me dit pas que tu es en train de boire.Comprenant bien vite qu’il était pris sur le fait, il dévoila sa bouteille avant d’en reprendre une gorgée.
- Emmet.- Quoi ?- Un dix-huit ans d’âge en plus ! Si tu invites des écossais il faut me prévenir. Aller, donne-moi ça.
Il s’empara de la bouteille et en prit une gorgée à son tour, sous le regard amusé de son petit frère. Puis, il souffla, ravi d’avoir pu prendre une goutte d’un alcool aussi délicieux.
- Rien n’est meilleur qu’un bon whisky à deux heures de l’après-midi. Sauf peut-être une écossaise à deux heure du matin.Emmet rigola.
- T’as pas changé hein ?- Jamais.Un court silence s’installa, tandis qu’ils portaient tous deux le regard sur les voisins qui papotaient entre eux telles de vieilles commères.
- Ces gens sont corrompus jusqu’à la moelle. Ils mériteraient de pourrir en enfer.- C’est l’hôpital qui se fout de la charité, fit remarquer John.
Silence de nouveau, bien vite rompu par l’aîné.
- Tu es quelqu’un d’horrible.- Hey ! Je suis devenu chirurgien tout de même ! tenta de se justifier Emmet.
- Oui, pour la gloire et l’argent. Ne viens pas me faire croire que tu te sens vraiment concerné par le sort des pauvres gens. - Je suis bon dans ce que je fais.- Ca ne change rien.Les pensées du jeune homme vinrent s’aventurer vers son emploi, qu’il exerçait depuis déjà quatre ans au sein du DLCEM, et en arriva à la conclusion que ce qu’il y faisait n’était pas si mal. Après tout il aidait une cause qu’il jugeait acceptable, et en plus il était plutôt bien payé pour le faire ce qui le ravissait davantage.
- Et si je te disais que je travaille pour une organisation qui sauve des vies ?- Emmet, tous les hôpitaux sauvent des vies enfin ! Et tu as une famille merveilleuse à laquelle tu mens sans arrêt, tu hais tout le monde, tu es alcoolique, tu trompes ta femme à tes heures perdues, tu es fumeur et tu as de toute évidence un gros problème avec la violence... Et le pire c’est que tu caches tout ça vers un masque de perfection tellement faux que s’en devient ridicule... Non en fait tu es pathétique.- Merci pour cet élan d’honnêteté. Ça me va droit au cœur, embraya-t-il sarcastique.
- Bon anniversaire ! chantonna alors le premier des fils.
- Et je t’arrête tout de suite. La famille parfaite, ça n’existe pas. Et t’es pas mieux que moi je te ferais remarquer, commençait à s’énerver Emmet qui avait repris une gorgée de whisky.
- Peut-être mais moi j’assume. - Moi aussi. Sauf que c’est plus facile pour toi c’est sûr. Mais bon, il fallait bien qu’au moins l’un de nous satisfasse papa. Et tu as eu de la chance ; ce n’était pas toi. Tu as toujours pu faire ce que tu voulais sans que jamais il ne te dise rien alors que moi j’étais d’office condamné à vivre dans son ombre pour le restant de mes jours.- Hey ! T’as pas le droit de te plaindre t’as eu la Chevrolet.- Et toi sa veste, dit-il en lui tapant l’épaule.
Ne fais pas semblant on sait très bien qu’il t’a toujours préféré à moi, et ce malgré tout ce que je faisais pour être parfait.- Oui et dès qu’il est mort tu en as profité pour devenir moralement immonde.- Je n’ai jamais demandé à avoir cette vie trop clichée pour être réaliste ! Et je déteste cette vie. Non mais regardes-moi. Je viens d’avoir trente-cinq ans et je fête ça avec mes voisins qui sont plus repoussants les uns que les autres. Qui voudrait de ça franchement ? Tu devrais avoir pitié de moi. - Certainement pas.Le ton était monté bien rapidement et désormais plus aucun d’eux ne parlait. Ils contentaient de fixer le vide en pensant à tout et rien à la fois. Le temps commençait à se faire long et le ciel à se couvrir tandis que là-bas dans le jardin l’agitation se faisait sentir.
- Si seulement... continua John l’air mélancolique.
- Si seulement quoi John ? s’énervait Emmet.
- Si seulement papa n’avait pas été...- Eté quoi ? Un tortionnaire antipathique ? Oui, c’est sûr que s’aurait été beaucoup plus simple. Comme ça je n’aurais pas porté le nom de celui qui a détruit mon enfance.- Oh Emy arrête. T’es pas non plus le père de l’année je te signales...- Peut-être mais moi au moins je ne vais pas traumatiser mes enfants en leur avouant que des créatures mythologiques se baladent tranquillement parmi nous.- Inutile de dramatiser !- C’est la chose la plus terrifiante qui soit.- Mais… Il faut leur dire ! C’est un truc de famille !- Tu m’oublies avec tous ces clichés gnian-gnian de « secret de famille ». Tiens j’ai une idée ; fais des gosses et on en reparle.- Ce que tu peux être de mauvaise foi.Alors un silence retomba, mais cette fois-ci bien différent des précédents. Tous deux sentaient que même s’ils n’osaient prononcer un mot, il n’y avait là aucune gêne à avoir ni même un quelconque sentiment d’inconfortabilité à ressentir. Aussi eurent-ils plaisir à reprendre une gorgée de Whiky chacun leur tour, comme les deux frère Anderson qu’ils avaient toujours été. Puis, d’un air presque triste Emmet se sentit forcé d’ajouter quelque chose.
En réalité il repensait à l’époque où il était encore étudiant à Princeton, où accompagné de ses amis d’université ils s’étaient préparés à vivre une soirée qui s’annonçait alors des plus époustouflantes. A cet instant il se souvenait avoir été ouvertement lui-même, mais peut-être n’étais-ce qu’un faux souvenir qu’il aimait à croire en fin de compte. Car a ce moment précis il s’était sentit libre, et non contraint par la famille de laquelle il s’était sentit prisonnier. Et pourtant ce soir-là il avait signé l’arrêt de mort d’une telle chose, puisque c’est durant cette fête qu’il rencontra Kim. Et pourtant à l’époque, elle n’avait été qu’un coup d’un soir qu’une amie d’un ami avait ramené.
- Tu te rappelles, le soir où j’ai appris que j’avais une fille ?- Mmm… acquiesça John.
- J’avais quoi, aller, 26 ans peut-être. Et Vanessa en avait déjà trois. Papa s’était mis tellement en colère. J’ai cru qu’il allait me tuer tellement son visage s’était décomposé. A ce moment, j’ai compris que tous les efforts que j’avais fait pour être parfait avaient été réduits à néant. Et à cause de quoi ? A cause d’un enfant non désiré. C’est nul comme chute pour une fin de liberté.- Et six mois plus tard, on vous avait marié de force… murmura John dans sa barbe.
- A ce moment j’ai eu peur. Peur que papa ne révèle Vanessa ce que l’on sait tous, et ce contre ma volonté. Mais il ne l’a pas fait, Dieu merci.- Tu ne crois pas en Dieu arrête.- Simple expression.- A la limite dis « par les dieux », mais pas « Dieu merci ».- Et si je mets un « x » à « Dieux », ça marche je te signale…John réfléchit quelques instants puis acquiesça d’un signe de tête.
- Et puis il y a eu Ruby, continua Emmet comme si la conversation ne s’était pas interrompu un seul instant.
Et là elle a vu. - Comment ça ? s’interrogea alors le frère aîné, portant alors toute son attention sur la conversation pour la première fois.
- Toute seule. Sans que je lui dise. Pour elle la brume n’existe juste… pas.- Mais c’est…- Oui. Improbable.- Mais pas impossible. Et pourquoi tu ne m’en a jamais parlé ?! s’énerva alors l’aîné des deux.
- Je m’étais dit que ça passerait. Mais là elle va avoir huit ans et… et... ça ne me paraissait pas important.- Et bien tu te plante ! Tu aurais dû.- Ecoute je…Emmet allait tenter tant bien que mal de se justifier quand soudain son cœur manqua un battement. Il sursauta, un mauvais air sur le visage. Quelqu’un venait d’interrompre cette conversation brutalement, le prenant par surprise. Il s’agissait là de Bella, la sœur de Kim.
La jeune femme aux cheveux bruns coupés courts et aux multiples piercings vint frapper contre la vitre de ses doigts anguleux. Alors, elle se baissa et dévoila son visage maquillé de noir aux deux hommes.
Emmet afficha une petite moue avant de baisser la vitre manuellement avec la manivelle prévue à cet effet.
- Quoi ?- Tu viens, on va apporter le gâteau.Puis son regard vert se posa sur la bouteille qu’il avait omis de dissimuler. Elle sembla attirer par celle-ci quelques secondes puis se ravisa, réalisant alors la situation.
- Bon ok je ne dis rien à Kim à la seule condition que tu bouges tes fesses maintenant c’est clair ? dit-elle d’un ton sec.
Pris sur le fait, Emmet voulu en reprendre un peu avant de repartir dans son jardin, mais l’alcool fut bien vite intercepté par John qui la referma aussi tôt.
- Ca suffit comme ça pour aujourd’hui Emy.- Mais... C’est mon anniversaire.- Justement, il est temps de prendre de bonnes résolutions, s’amusa l’aîné.
Et puis qui sait, comme ça tu cesseras peut-être d’être un connard égocentrique.
- Va te faire voir John, répondit-il en rigolant avant d’ouvrir la porte côté conducteur.
S’extirpant contre sa volonté du véhicule, il en ferma la portière, puis rajusta le col de sa chemise. Enfin, reprenant son sourire surfait, il repartit en direction du jardin.
12 mars 2016, Manhattan.