Vous êtes prêts ?
Je crois, oui. Si vous vous l'êtes.
Ce fichu psychologue. C'était la seule personne devant laquelle il n'était pas à l'aise. Il avait l'impression de se mettre à nu, d'être passé au rayon X. Il ne perdait pas son humour, son cynisme, mais il n'arrêtait pas de gigoter, de regarder ailleurs. C'était carrément gênant. Pourtant ça lui faisait du bien.
Il l'encouragea d'un geste du menton et Reed commença, non sans s'être raclé la gorge. Deux ou trois fois.
Je... Depuis le début ? demanda-t-il une énième fois, pour être sûr.
Depuis le début, oui.
Sauf aujourd'hui. Aujourd'hui, il était plus mal à l'aise que jamais. Le psy lui avait demandé quelque chose qu'il ne se sentait pas capable de faire. Il paraît que cela lui ferait du bien. Reed avait du mal à y croire. En quoi raconter sa vie peut servir ? A part remuer les mauvais souvenirs, à rien.
Rah, putain... râla Reed avant de se lancer. Je suis né ici, à New York. Pas de père, une mère qui n'a pas voulu de moi. Pas de parents, mais une famille d'orphelins. C'est avec ça que j'ai grandit. Une bande de gamins édentés qui m'ont pris pour cible. Tout ça parce que j'étais différent. Tu parles. J'y pouvais rien moi.
Il s'arrêta, regarda dehors, l'air rêveur. Une autre pensée, bien plus agréable, envahissait son esprit, comme souvent ces derniers temps. A tel point qu'il eu un véritable moment d'absence.
Votre kleptomanie ? relança le psy.
Ouais. Déjà, à six ans. Je piquais crayons, objets inutiles dans les classes, puis les affaires de mes camarades. Enfin, à plusieurs reprises, les maîtres m'ont pris la main dans le sac, en train de voler leurs propres affaires. Argent, clefs, objets de valeur. Ce qui me passait sous la main restait dedans et ne réapparaissait pas de sitôt.
Il eut un petit rire. De nouveau, il oublia de continuer.
Ça vous arrive souvent ?
Pardon ?
Vos moments d'absence.
Ah oui. Ça m'arrive. Quand j'ai rien de mieux à faire. C'est tellement plus intéressant.
Vous préparez un nouveau coup ?
En quelque sorte.
Qu'est-ce que vous comptez faire ?
Voler le cœur de quelqu'un. Et ça, croyez-moi, c'est beaucoup plus dur que le coffre-fort le plus blindé.
La demoiselle est-elle si compliquée que cela ?
Le damoiseau. Et oui, très. Mais à voir votre tête, j'imagine que vous ne me serez pas d'une grande aide pour ce coup-ci.
Reed ne prenait pas sa thérapie au sérieux. Il n'y voyait aucun intérêt et s'en moquait éperdument. Alors il pouvait bien se permettre de dire ce qu'il pensait de tout ce foutoir. Une belle connerie tout de même. Comme quoi un psychologue serait capable d'arrêter sa kleptomanie héréditaire. L'empêcher de vivre, ça c'était réussi. Mais l'empêcher de voler... Lui qui se considérait presque comme un génie. Il n'était pas plus intelligent que la moyenne, il s'en doutait. Tout ce qu'il avait, il le devait à ses pouvoirs. Mais il était quand même le seul à avoir penser à se servir de ses pouvoirs de cette manière. Il s'était fait prendre ? Une seule fois. Rien de grave. Le seul inconvénient, c'était les années qu'il avait perdues. Et ce psychologue, qui ne voulait pas le lâcher.
Donc...
Oui, je sais. J'ai volé et on m'a viré. Je passais d'orphelinat en orphelinat. Si bien qu'un jour, j'avais fait tous ceux de l'état de New York. Tous sauf un. Croyez-le ou non, c'est le seul qui m'a gardé plus d'un an. Six, pour être exact.
Qu'est-ce qu'il avait de spécial ? Était-il plus dur ? plus strict ?
Plus strict ? La blague. J'étais totalement libre de mes mouvements, et j'ai réussi à y voler plus d'une fois, sans aucun problème.
Le psychologue eut un air tout à fait étonné, puis il reprit contenance. Intérieurement, Reed se marrait. Comment pouvait-il expliquer qu'il était un demi-dieu et que le seul "établissement" qui avait pu le garder aussi longtemps était un lieu magique où il avait été conduit par un satyre ? Il ne pouvait tout simplement pas. Et voir la tête de l'homme en face de lui le poussait au mensonge tant elle était comique.
Le dernier truc que j'ai volé, ça devait être... une paire de chaussures ! Des Nike jaune poussin, avec des petites ailes blanches de chaque côté. Atrocement moches.
Pourquoi les avoir volées, alors ?
Elles me faisaient marrer.
La réponse était fausse. Il avait été jaloux de leur possesseur. Non revendiqué, il se savait fils d'Hermès. Il n'avait pas eu droit à la reconnaissance de son père, lui. Ni à ces chaussures magiques. Alors il les avait prises, comme si elles étaient les siennes. Le lendemain, il s'était envolé. Littéralement. Depuis, il n'avait jamais remit les pieds à la Colonie.
Et... après ? demanda le psy, qui cherchait encore à comprendre les actes de Reed.
Après ? Je suis parti, lesdites baskets aux pieds et un sac sur le dos.
Si vous étiez bien dans cet établissement, pourquoi l'avoir quitté ?
Le truc, dit Reed avec lenteur, en se rapprochant du psy. C'est qu'il était chiant à mourir. Pas de règles à enfreindre, pas de punitions. Rien de bien marrant. Du coup, je me suis dis que j'avais beaucoup mieux à faire que de passer ma vie dans cet endroit, à apprendre des trucs inutiles, quand j'avais... ça, fit-il en tapotant son index contre son crâne.
Tous. Ils étaient tous persuadés que Reed était un génie. Pour commettre seul un vol de si grande envergure, il fallait être un génie. Ou un fou. Peut-être était-il un peu des deux, au final.
Mais ça ne suffisait pas. Alors je me suis entrainé. J'ai volé de la bouffe dans des petits commerces, des objets de valeur dans des boutiques de luxe, des documents confidentiels dans de grandes entreprise, et enfin...
Vous aviez été engagé par quelqu'un pour volé tout ceci ? interrompit le psy.
Reed ne répondit pas. Bien sûr qu'il avait été engagé. Il n'en avait rien à faire, de ces documents. Ce qui l'attirait, c'était l'argent. S'il faisait quelque chose pour quelqu'un, c'était bien parce qu'il y avait des billets verts à la clef. Rien d'autre. Il reprit sur le même ton, avec un naturel déconcertant, comme s'il n'y avait eu aucune interruption.
... de véritables banques.
Ça y était. Il rentrait dans le vif du sujet. Comment il en était arrivé là, ce qui s'était passé. Pour lui ce n'était ni plus ni moins que le casse du siècle. Et il avait fallu qu'il se fasse prendre la main dans le sac, comme à l'orphelinat.
D'abords quelques centaines, puis des milliers et enfin, des millions de dollars. Je suis entré sans problème dans cette fichue banque. J'y ai volé ces millions de dollars sans me faire piéger. Mes empreintes ne sont nulle part. Aucun système d'alarme ne s'est déclenché. On ne me voit pas sur les vidéos de surveillance. Jusqu'à ce qu'ils débarquent chez moi pour m'arrêter, ils n'avaient jamais vu ma tête. Ils n'ont aucune preuve de ce qu'ils avancent et pourtant, je suis là. Dans votre putain de bureau, devant votre putain de tête.
Vous avez avoué votre crime. articula le psy sans se démonter.
Comment omettre un tel méfait ? Je sais mentir, mais quand même. C'était tellement beau, tellement gros. Jamais je n'aurais pu plaider coupable sans immédiatement éclater de rire. J'en étais, et j'en suis encore, tellement fier. Et leurs têtes... Comme la vôtre. Tous ridicules. Ils n'en revenaient pas que j'avoue aussi vite quelque chose de si important.
Et maintenant ? Comment vous sentez-vous ? Seriez-vous prêt à recommencer ?
Question piège.
Honnêtement, non. J'ai beau en être fier, ce truc m'a quand même pourrit la vie. Je ne regrette rien, mais jamais je n'oserais recommencer.
Il jouait le type peiné, encore plus mal à l'aise qu'au début, mais très honnête. Il parvint même à lui sortir qu'il aimerait se poser, avoir une femme, peut-être des enfants. Pas crédible à ses yeux. Mais aux yeux du psychologue, le mensonge passait crème. Comme ça, le type ferait son rapport aux autorités, et Reed aurait la paix. Plus de psy, plus d'ennuis. Vive la vie.
Maintenant, si vous n'y voyez pas d'inconvénient... Non, en fait je m'en fiche. Ça fait une heure, j'ai donc le droit de me tirer. Adieu, j'espère.
Il lui fit un petit signe de la main et disparu. Il était heureux, fier comme un paon. Et enfin libre. Pendant seulement une semaine, il le savait. Mais de cela aussi, il s'en fichait. Il avait sur le visage son plus grand sourire, et dans les mains son premier butin depuis sa sortie de prison. Le portefeuille du psychologue. Juste assez pour payer un taxi.