Je ne connais pas l'échec.

Tandis que je frappe le sac de sable, je me remets en tête ce que je ne dois pas oublier.

Je connais la défaite. Elle est amère, glaciale. Mais elle est utile. J'apprends de mes erreurs. Celle-ci n'est jamais un échec. Si j'en meurs, j'apprends aux autres à ne pas subir pareille défaite, ce n'est pas vain. L'échec l'est. Lui affaiblit, il rapetisse. Il est mon ennemie. Il faut la combattre, ne pas la salue d'une main mais à gros coup de masse et de sabre. Il faut la trancher nette lorsqu'elle se relève, la décapiter si elle défaille. C'est un combat de toujours contre elle.

Pourtant, je ressens l'attaque des mortels comme un échec. De notre part à tous. Les morts ne sont pas rares, mais elles ont une raison d'être. La vie vient, donne et reprend. Elle ponctionne ce qui lui revient, elle deale avec elle-même sur le long terme. Ce n'est pas être fataliste que de dire "c'est la vie." Et pourtant, certains ne l'acceptent pas. Après avoir vu des camarades mourir pendant des années, on s'y fait, on acquiesce en promettant que ce sera moins facile pour elle la prochaine fois. Et pourtant.
Ces pourris nous ont massacrés, ont violé notre territoire et nous ont insultés. Je ne sais pas qui ils sont, où ils sont et combien, mais je les trouverai et je les écraserai. La puissance Divine est là pour faire la justice, pour équilibrer les forces. Si elle est insultée, bafouée, elle se doit de montrer l'exemple. Et je serai la main qui porte le flambeau et l'abat sur l'ennemi.

Alors je m'entraîne, car je n'ai pas le choix, car je dois m'améliorer, car je ne dois plus jamais être absente, car je dois être là pour Nouvelle-Rome. Parce que les Dieux ne sont pas omnipotents, on doit les seconder. Maman ne sera pas toujours là. Et ce jour-là, je la remplacerai. D'ici là, il me faut être au moins aussi bon que le meilleur. Comme Kali me le dit parfois, mes yeux doivent servir, doivent être utiles. Il faut que je sache. Voyager c'est déjà bien, mais je peux mieux faire. Dans le combat, celui qui sait est celui qui vainc. Mes yeux se ferment sur cette pensée et mon poing rate sa cible. L’œil d'Hécate s'éveille, je vois.

J'ouvre une porte, une cloche émet un joli son, je tiens la porte pour quelqu'un derrière moi et j'avance vers la jeune femme derrière le comptoir, avec son tablier vert et ses boucles d'or.
"Un frappé vanille s'il vous plait !
-Bien sur. Ce sera tout ?
-Une jolie météo ce serait agréable aussi.
-On en aura une si Dieu le veut. Ça vous fera $5.30
-Si JE le veux... Tenez."

Je m'assieds à une table et on m'apporte ma boisson. J'ouvre le journal. Mes mains sont celles d'un homme, plutôt jeune. Il sirote son frappé et tourne les pages. Un article lui fait arrêter le regard. Des disparitions à San Francisco. Une bonne trentaine d'ados et jeunes adultes. Je l'entends tiquer de la langue, ça lui donne un air satisfait.

Et mes yeux se referment à nouveau sur cette vision.

Sac de sport sur l'épaule, mains déjà bandées, Neve se dirige vers le Colysée pour s'échauffer un peu. Le soleil est à peine levé. L'attaque des mortels est encore dans tous les esprits. On pleure les morts, on broie du noir. Personne ne peut dire qu'il s'en est sorti indemne. Pas même Neve, et ce bien malgré l'image stoïque qu'elle renvoie au monde.

Si tôt aux aurores, la fille de Victoria n'a pas besoin de revêtir ce visage d'indifférence. Ses hématomes, ses traits, sa lèvre fendue se déforment sous un mélange dégoulinant de frustration et de géhenne. Elle n'a pas grande allure, la Victoire, boitillante et souffrante. Mais Neve prend sur elle-même, se lève, part s'entrainer et rumine sa vengeance avec une patience incroyable. Parce qu'elle se vengera, c'est certain. Ces microbes payeront. L'affront, la blessure sont trop importants pour que les coupables s'en aillent impunément.

Quand elle arrive enfin sur place, elle n'est pas surprise de trouver Cléa, qui avec un peu de recule, a présentement l'air de planer sous dix grammes d’ecstasy. Neve passe à côté sans dire un mot. Elle ne préfère pas la déranger dans ses délires d'illuminée. Ouais parce qu'il parait que Cléa voit des choses... Et ça doit être vrai puisqu'elle descend d'Hécate. Mais Neve a toujours eu du mal à visualiser le truc. Normal, en fait.

La plus âgée semble finalement sortir de sa transe. La cadette laisse son sac de sport tomber bruyamment au sol pour lui signifier qu'elle est là. Elle tente de garder un peu la face, mais sa tête de macchabée est digne de filer une crise cardiaque à un athlète en bonne santé. Et il est six heures du matin. Et puis... C'est Cléa quoi. Pas un cheval de trait avec des œillères de dix centimètres d'épaisseur. Pas trop la peine de se cacher. « Je me passerai de tes commentaires Gaiman. » Préfère-t-elle prévenir avant que son ainée ne lui sorte une beigne conjecturale qui lui ferait mentalement embrasser le sol.

Neve soupire tout en s'attachant les cheveux avant de se trainer dans un coin dégagé pour faire sa série d'étirements. « Tu frappes les sacs de sable sans défenses maintenant ? Où es ta barbie, ken ? » Et quand elle parle de Barbie, elle veut bien sûr désigner Kali. On aurait juré d'ailleurs qu'une pointe de jalousie agrippait méchamment sa réplique. Mais nevermind. Au-delà de cet aspect trivial, avec l'état actuel de sa jambe, ce n'est pas aujourd'hui que Neve pourrait prétendre à la victoire en un contre un avec Cléa. Alors la piquer sur ce détail en particulier n'était peut-être pas la chose la plus intelligente que la plus jeune ait fait ces derniers jours. Quoiqu'une rouste pour la remettre de temps en temps à sa place ne lui ferait pas non que du mal. A méditer.

Je rêvassais pas vraiment. Quand je le faisais ado les professeurs me donnaient se sérieuses raisons de ne plus recommencer. Pour autant, je ne quittais pas de mon plein gré mes visions. J'aurais aimé rester plus longtemps, comprendre comment il marchait, comment ce que je voyais pouvait me servir, si tant est que ce soit fait pour ça. Un pouvoir divin ne pouvait pas être qu'une simple lubie... J'espérais tout du moins. Bref je ne rêvassais pas. Mais c'est pourtant bien le sac de sport s'écrasant pas loin de moi, soulevant la poussière et le sabre ramené par le vent dans la pièce qui me sortit de ma rêverie.

Neve Hendrix se préparait pour ses exercices. Si je devais admettre que c'était une jolie brune, je gardais surtout à l'esprit que c'était une gamine qui n'avait encore rien vécu et qui ne changerait probablement jamais. Une de ces bouts de viande qu'on retrouverait sur le champs de bataille et qu'on remercierait avec une statue du soldat inconnu sans jamais se rappeler d'elle en dehors de ce nom, qui disparaîtrait vite des mémoires. Une faible de la cohorte 3 qui, je voulais bien l'avouer à moi-même, me rappelait une Cléa plus jeune. Enfin c'était Kali qui m'avait mis ça en tête. Ma meilleure amie qui n'avait de cesse de s'occuper de la petite "Navy", la chaperonnant comme une mère et me donnant de l'urticaire.

Du coup, il était vrai que j'y allais rarement à demi-mots avec elle.
"Encore le syndrome de la victime ? J'allais juste dire bonjour."

Pendant ses étirements je repris ma série de coups dans le sac. J'avais mis ma vision de côté, je doutais qu'elle me serve à quoi que ce soit et déjà les images s'effaçaient. Il fallait mieux se concentrer sur mes poings, sur ma position, sur ma respiration, et sur la sienne. Elle en faisait un boucan, grimaçant quand elle se tendait sur l'une de ses jambes. Une blessure à la cuisse, j'avais oublié ce détail. Ma mémoire et moi. J'avais tourné autour du sac de sable pour toujours l'avoir devant mes yeux, mais elle commençait à me déconcentrer. Ce fut le point de non retour lorsqu'elle parla de Kali.
"Elle t'apprend pas le respect entre deux broutages de minou ?"

C'était petit, le genre d'humour que j'affectionnais. Oui je vannais Kali sur sa relation avec la brune. Parce que j'étais jalouse de partager mon amitié, parce que la petite ne méritait pas l'attention de la meilleure personne de la Nouvelle-Rome, et parce qu'elle ne la méritait pas. Et puis au fond, ptet que c'était vrai. Peut-être qu'elles s'acoquinaient vraiment. J'étais pas sure de vouloir le savoir.

Et puis merde alors ! Même ça elle y avait pas le droit. Soldat de troisième zone, qui s'apitoyait, qui voulait carrément quitter le camp parfois. Non elle ne méritait que le mépris et une baffe dans la tronche pour devenir plus forte.

Je m'arrêtai de frapper le sac pour décaler et la fixer avec l'air le plus nonchalant possible. Je lui tendis la main avec un petit mouvement des doigts. Come on girl, come on !

Le syndrome de la victime. Ouais, d'accord. Un à zéro pour la reine du bal. Neve concède, puisqu'elle ne trouve rien à répondre. Cléa possède un don incroyable quand il s'agit de retourner les paroles de ses interlocuteurs contre eux. La plus jeune a toujours admiré cette qualité chez son ainée. Même si c'en est une particulièrement chiante. « Bonjour, alors. » Son ton est assez sec. Mais c'est juste le ton habituel de Neve quoi.

La remarque sur les sacs fait mouche. Seulement, là encore, la fille de Victoria se mange un sacré revers de médaille. Son visage se déforme sous la rage. Neve n'est pas particulièrement irritable dans sa vie de tous les jours, mais elle a tendance à réagir au quart de tour sur certains sujets de conversation sensibles. En voila un, justement. La bête sauvage se met sur la défensive quand on l'accule dans un coin. Pire, elle attaque. « Et ça parle de respect. T'as pas un peu l'impression que l'hôpital s'fout d'la charité ? » La fureur crible le son de sa voix légèrement éraillé.

Alors que Neve fulmine plus que jamais, qu'elle se visualise même entrain de faire bouffer à Cléa ses propres ovaires, cette dernière la provoque ouvertement. Il ne lui en faut pas plus. Combat tu veux, combat tu auras. La plus jeune se lève d'un petit bond tout en fixant l'autre d'un regard mauvais. Sa jambe lui fait souffrir le martyre, mais à cet instant précis, infliger un ravalement de façade à Cléa vaut bien toute la douleur de cette putain de galaxie. Neve se propulse à une dizaine de mètres du sol avant de plonger rapidement, le poing cherchant à embrasser la mâchoire de son ainée avec une avidité non dissimulée.

Près du sol, avant même qu'elle ait pu donner une chance à sa droite, elle exécute une petite roulade pour se retrouver derrière son adversaire et là, plus ou moins accroupie, exécute un coup de pied horizontal qui balaye les alentours pour tenter de la faire chuter. Petite feinte sans ambition. Une sorte d'échauffement avant les choses sérieuses. Car s'il est possible que Cléa vienne réellement à vaciller suite à cet enchainement, il est certain que ce dernier ne suffira pas à l'achever. La mauvaise herbe est dure à faucher. Sans attendre plus longtemps, Neve réalise un salto-arrière assez imposant pour se remettre sur pieds et par la même, installer une distance sécuritaire entre elle et Cléa.

Question de bon sens et de réflexe : l'ainée se bat au corps à corps, utilise une arme de poing au quotidien, tandis que sa cadette, à contrario, se bat à distance, ruse dans l'éventualité où elle souhaiterait se rapprocher pour toucher un adversaire en mêlée.

Seulement, sa jambe ne suit pas forcément. Et c'est à ce moment qu'elle décide de se prendre pour un flanc au caramel. L'espace de quelques secondes. Pas longtemps, juste assez pour qu'on la remarque protester. Le visage de Neve reste stoïque, dissimule le tout avec une perfection innée. Elle n'aime pas qu'on la prenne en pitié, et encore moins qu'on brise son image de machine dénuée d'une quelconque option souffrance, vous voyez ? Surtout devant la bitch première du nom ici présente.   

Ok je l'ai cherché. J'avais que ça à faire, il me fallait un défouloir, elle a parlé d'un sujet un poil sensible. Bref un peu comme d'habitude. J'ai été vulgaire. Ça, c'était peut-être le truc de trop. En fait, contre n'importe qui, je me serais bien excusée. Mais voilà, avec Neve, ça dure depuis plusieurs années. Et malgré moi, je suis obligée de dire qu'elle a une place quelque part dans ma tête. Entre le mépris, l'indifférence et la jalousie, Neve Hendrix existe. Et ça, ça me prend la tête justement. Alors je la défie, je l'éclate à chaque fois, et elle apprend des trucs. Kali m'a dit une fois que j'étais utile pour la petite. Ça m'a foutu les nerfs, je suis parti Voyager bien loin pour me défouler. Tu dis pas ça à quelqu'un d'aussi exigeant que moi sérieux ! On est pas là pour entretenir les gens moyens ! Donc forcément, quand je la vois sauter d'un bond, je me mets en garde, peut-être pas assez rapidement. Le truc quand t'es en 1ère Cohorte, c'est que tu vois des camarades avec des pouvoirs de dingue tout autour de toi, et surtout, tu t'entraînes avec des gens qui maîtrisent le combat comme Arès lui-même. Donc quand j'affronte Neve, je suis plutôt préparé. Mais elle apprend.

Son saut est monstrueux et sa pirouette astucieuse, je me retrouve au dépourvu. Elle me fauche et je pars en abaissant très vite mon poing, et mon avant-bras bloque sa jambe. Avec ma dague, je lui faisais une bonne coupure à la cheville. Mais je ne l'ai pas. Je relève la tête mais elle a déjà refait un saut, s'éloignant convenablement. Elle apprend.

Je me relève et me masse le poignet. Elle m'a forcé à aller trop vite. La garce. Mais je garde le sourire, les apparences, c'est bien cinquante pourcents d'un duel. Elle me fait enrager. Son pouvoir serait utile dans de bonnes mains, surtout pour des missions en milieu très hostiles, pour fuir ou atteindre une zone inaccessible. Mais dans les faits... Il sert juste à se faire embrocher avant que ses compagnons n'arrivent au corps à corps. Avec une maîtrise de la lance, son ennemi l'aurait empalée pendant qu'elle arrivait. Un autre que moi lui montrera cette parade. Pour le moment, c'était mon tour d'attaquer.
"Tu es bien moins aggressive que ça d'habitude. C'est parler de Kali qui t'embête ? Ou de minou ?"

Sa jambe frémit, mon poing se resserre. Toujours pas guérie, c'est le moment parfait.

Je lève le bras vers elle, comme pour lancer une dague. Je ne la regarde pas, probable qu'elle se mette en garde comme en situation réelle, c'est un réflexe que beaucoup ont. Avec mon autre main je forme un poing près de ma hanche et ouvre un portail devant lui. La sphère s'ouvre vite, je visualise où je veux aller et ce n'est pas loin. Ce genre de petit trou ne me prend pas beaucoup de temps à créer ni beaucoup d'énergie à imaginer, mais ce sont les plus forts. Les brumes s'enroulent et forme l'obstacle, et je jurerais qu'elle ne verra celui qui se forme à sa droite, pile au dessus de sa hanche, un poil trop tard. Et le plus vite que je peux, je frappe à travers le portail. C'est triste à dire, mais aucun membre de la troisième cohorte ne peut esquiver ça. On le saurait. Je prépare déjà ma tirade triomphale.

Sa cheville saigne. Neve ne s'en rend compte qu'après coup. Mais elle s'en rend compte quand même. Dans le feu de l'action, l'autre moche a réussi à la toucher. Il n'y a que cette explication. Cléa est douée, l'a toujours été d'ailleurs. Une énième aspirante à la perfection qui contrairement à ses pairs, se donne les moyens de la toucher du bout des doigts. Et ça lui arrache complètement la gueule de le dire rien que mentalement.  

Les deux à vrai dire. Mais Neve se contente de lui imposer un mur de silence plutôt évocateur. Lancer un débat sur le sujet avec Cléa est complètement stérile. Et en plus ça lui reviendra à coup sûr en pleine tronche. Alors elle préfère reprendre ses bonnes vieilles habitudes et jouer à la reine du mutisme. D'autant que la colère la rend beaucoup moins apte à suivre le rythme d'un combat contre un légionnaire de la première. Surtout quand c'est Cléa. Parce qu'honnêtement, elle en gère pas mal (enfin, "pas mal" est une grande expression, "gérer" aussi d'ailleurs) en un contre un, des gars de la cohorte une. Mais Cléa... Cléa lui fait toujours bouffer une bonne grosse assiettée de poussière. A cause de quoi ? Elle n'a pas encore mis le doigt dessus. Sans doute l'expérience. La fille d'Hécate est une vieille branche. Ça joue.

Putain. Cléa va utiliser ses sales portails. Neve en prend conscience une demi-seconde trop tard, alors que le machin s'ouvre déjà près de sa hanche pour lui asséner un coup dévastateur. Elle étouffe un cri, son visage se crispe. Elle flanche un peu. La plus jeune a déjà vu le tour de passe-passe des centaines de fois, mais elle doit toujours bosser sur l'esquive. Ces saletés se forment trop vite.

Sa jambe va bientôt la lâcher. Elle ne peut pas partir comme ça. Non. Pas sans avoir donné un minimum de sa personne. Sans avoir donné du fil à retordre à l'autre bitch. Et puis merde. Elle n'a peut-être pas pu éviter, mais elle peut contre-attaquer. L'envie de vaincre et la réactivité à fleur de peau, Neve attrape de justesse le poignet de Cléa encore de son côté de la barrière et la tire d'un coup sec tandis qu'un bon vieux genou uppercut fonce à vitesse v en plein sur l'avant-bras de son adversaire. Elle a toujours eu envie de tester une attaque du genre en pleine ouverture des portails. C'est le moment de concrétiser la théorie.

Son emprise se rompt. Elle vacille, manque de tomber puis préfère se poser au sol sur ses deux fesses. Son souffle est court. Le doc lui a conseillé de se ménager. Et au fond, c'est ce qu'elle fait. Dans son état normal, elle aurait continué jusqu'à être bien face contre terre, le pied de Cléa limite sur sa tête. « C'est bon, je m'avoue vaincue, blah blah. Enfin, tu connais la chanson depuis le temps que tu l'entends. » Neve n'est pas sûre que Cléa la laissera filer si facilement après le dernier échange houleux. Mais elle ne va pas s'acharner sur une handicapée quand même. C'est pas hyper glorifiant comme combat.  

J'allais cracher mon venin, me dépeindre encore une fois en déesse invaincue -bien que je l'aie été. J'aurais juré que j'y allais doucement, peut-être aurais-je loué sa ténacité à continuer, à ressayer toujours de me vaincre. Je me serais excusée de mon manque de pitié, de ma faible empathie, et peut-être, je dis bien peut-être, me serais-je excusé de mes provocations. Mais non. Il a fallu qu'elle foute tout en l'air cette garce. J'ai été trop sure de moi, je pensais qu'elle reculerait d'avantage, pas qu'elle serait encore assez futée pour réagir. J'aurais du frapper sa cuisse, et puis j'ai eu pitié. Je me suis dit que je n'étais pas tombée aussi bas, même devant Neve. Et j'ai regretté.

Elle fut rapide, concise et moi effrayée. Un instant je vis dans la rage de sa gestuelle, dans ses mâchoires crispées, je vis une véritable déesse, une prête à arracher la Victoire. Et elle a fait ce qu'aucun n'avait jamais réussi. Elle a tiré sur mon bras. Passe encore, j'ai juste à encrer mes pieds et à achever ma cible de mon autre main. Sauf qu'elle ne s'est pas arrêté là. Elle l'a frappé avec son genou, le poussant vers le bord du portail. Et ça, c'est le danger.

J'ai essayé une fois, avec branche, me demandant ce qui se passait si l'on forçait un objet à sortir du passage. La branche s'est d'abord coupée, puis des nouvelles extrémités, l'objet s'est mis à brûler jusqu'à cautériser les veines, comme les miennes avaient failli l'être. J'utilisai toute ma force, hurlant de rage, et je réussis à retenir mon bras aux bords de la brume multi-couleur. Un peu de plus et j'étais une manchote prête à faire la manche. Je retirais mon bras du portail et le refermais. Salope !

Je vérifiais que mon bras n'avait rien, exceptée la brûlure de peau qui était apparue en forçant de chaque côté. Je soupirai, rassurée. J'avais failli mettre fin à ma carrière de guerrière d'élite là dessus. La petite conne avait été mieux éduquée que je ne le croyais. Je n'osais penser que c'était Kali qui lui avait expliqué ce tour, et pourtant... Si ce n'était pas elle, alors la gosse avait un talent d'improvisation hallucinant. Et je ne tenais pas à refaire l'expérience. La prochaine fois, car il y en aurait une, je l'éclaterais sans sommation.

Je n'étais plus d'humeur à jouer, et elle non plus a priori.
"T'es vraiment une belle garce, tu le sais ça ?"

Je tombe moi aussi au sol, me massant encore le bras. Il était rare que je ressorte aussi épuisée mentalement d'un duel. J'ai failli perdre mon bras putain ! Je fis tomber dans mes mains grâce à un portail la bouteille d'eau qui traînait sur un meuble pas loin. Une gorgée, un jet sur mes joues en feu et je pointais du doigt sa cuisse. Il fallait que ça sorte.
"Merci pour avoir lutté pour les nôtres."

Je n'avais pas pu y être à temps, laissant des gamins et des faibles se faire massacrer. C'était une responsabilité que j'assumais et qui pesait lourd sur le moral. Mais c'était un fardeau que beaucoup de Dieux portaient, et moi petite demi-déesse que j'étais, je devais faire avec.

Ce n'est pas l'effet escompté, mais le coup s'avère cent fois plus efficace que prévu. Comme ça les bords de ses portails brûlent, découpent même... Elle prend en note dans un coin organisé de son esprit, amasse soigneusement la donnée pour compléter son dossier mental sur le cas Gaiman. Des faiblesses, on ne lui en trouve pas tous les jours. Alors il faut se réjouir quand on obtient des résultats concluants. Surtout quand on vient de se faire exploser la hanche pour les besoins de l'expérience. C'est bien pour ça qu'elle a déclaré forfait d'ailleurs, parce que c'est déjà une victoire en soi. Elle pourra lui arracher la victoire un autre jour, un jour où elle sera en meilleure forme.

Quand Neve voit Cléa s'assoir à son tour, la peur visible dans les pupilles, c'est carrément la consécration. Elle en ferait presque péter le champagne et tout le bordel. Mais elle préfère jubiler en silence, intérieurement. Par respect, parce que c'est pas comme si elle avait vraiment eu envie que Cléa devienne manchot. Puis c'était quand même un gros coup de bol. Du à ses brillantes idées et capacités d'analyse, certes, mais un coup de bol malgré tout.

« J'ai appris des plus grandes. » Le "à commencer par toi" est nettement suggéré au son de sa voix. Ce n'est pas agressif. Ni même provocateur. C'est juste ce qu'elles font de plus amical en terme d'échanges. Il y a même un compliment caché. Si ce n'est pas de la camaraderie ça ! Alors qu'un silence presque à l'aise vient de s'installer, Cléa pointe du doigt sa cuisse et lui dit... Merci ? C'est un mot tellement inhabituel entre ses lèvres, surtout à son égard, que Neve feinte quelques clignements d'yeux ébahis avant de reprendre son sérieux. Les blagues les plus courtes sont les meilleures. « De rien. C'est normal. J'aurais voulu faire plus. » Elle aurait dû faire plus. Mais les choses sont faites. Et les regretter ou les ressasser d'avantage ne leur permettra pas d'avancer. Il faut regarder vers l'avenir, trouver une opportunité pour venger les leurs. Et ils la trouveront. C'est juste une question de temps avant que ces cloportes de mortels aillent rôtir dans les flammes de l'enfer. Ironiquement d'ailleurs, c'est la seule chose sur quoi tous les sangs-mêlés du camp sont d'accords. A croire que la tragédie les rapproche.

Elle secoue la tête pour reprendre ses esprits. La colère ne doit pas embrumer ses sens.

« Sur ce Gaiman, j'te laisse à ton sac. » Et Neve part sans demander son reste, besace de sport à nouveau sur l'épaule. La journée ne fait que commencer et ses devoirs de légionnaire s'accumulent déjà sur l'inextinguible papier qu'est son cerveau. Un petit stop à l'infirmerie avant que les boulets se lèvent pourrait aussi être pas mal du tout. Oui, sage idée, elle va faire ça.