Duncan vivait dans une des maisons les moins chères de Great Falls, pourtant réputée pour le faible coût des habitations. Et le rapport qualité/prix était flagrant.
Il vivait seul, avec son père. Pour rendre l'histoire dramatique, ce père aurait pu être chômeur, alcoolique, abusif et violent, mais il n'en était a priori rien. Il travaillait au supermarché, même si ça ne rapportait pas de l'or en barres, et il était relativement équilibré.
Great Falls n'offrait rien de remarquable. Ses chutes, principales attractions, se résumaient pour la plupart à des barrages, qui pouvaient couper le souffle à condition d'aimer le béton brut. Duncan préférait les criques, où il allait pêcher le week-end, tout seul sur sa barque. Il faisait tous ses trajets à pied, une petite demi-heure, bien qu'il rêvait d'emprunter la voiture pourrie de son père, même s'il n'avait ni l'âge ni le permis. Il adorait nager dans ces criques, même si son père le lui interdisait. Même en hiver, il ne se refusait pas un plongeon dans l'eau glacée, qui, étrangement, ne l'affectait pas plus que ça.
Sa vie fut banale jusqu'à son entrée au collègue, où il fut victime de racisme puéril. Sa couleur de peau, pourtant pas des plus sombres, détonnait avec celle des habitants purs et durs du patelin. C'était bien simple : dès que quelque chose disparaissait, il était systématiquement le principal accusé. Le fait qu'il ne roule pas sur l'or - ou plutôt qu'il était encore plus pauvre que les autres, car personne n'était bien riche à Great Falls - accentuait le rejet.
Il n'était cependant pas le vilain petit canard absolu. On ne l'enfermait pas dans son casier, on n'écrivait pas des injures à son propos sur les portes des toilettes. On le laissait relativement tranquille la plupart de temps, si ce n'est des regards et des propos lancés à voix basse à son passage, mais que Duncan s'efforçait à faire glisser sur sa carapace d'indifférence, qui au bout du compte était aussi fine que du papier de basse qualité.
Duncan n'avait pas d'amis. Il y avait certaines personnes avec qui il parlait plus facilement et avec qui il s'asseyait plus qu'occasionnellement à la cantine, mais il n'était jamais invité à leurs fêtes d'anniversaire. Son père l'avait poussé, en ayant conscience du problème, à rejoindre un club sportif. Le football et le soccer ne l'inspiraient pas, il était rebuté à l'idée de jouer en équipe. Déjà lors des cours de sport, il était toujours sélectionné dernier et on ne lui faisait jamais aucune passe.
Par dépit, il s'était replié sur l'équipe de natation. Certes, c'était une équipe, mais au moins il était seul dans son couloir d'eau.
Des filles s'étaient déjà intéressées à lui : beau ténébreux, sportif, entouré de mystère. Mais chacune qui avait tenté de l'aborder se transformait en Titanic et se heurtait à un iceberg. Duncan s'en fichait du célibat, il s'en fichait d'être puceau. Il voulait être seul, cela lui évitait un maximum de problèmes, selon lui.

Il fut en décrochage scolaire lorsque son père perdit son emploi. Découragé, il passait ses journées à se morfondre sans rien chercher de nouveau et il revint à Duncan de se charger de faire rentrer l'argent, du moins en attendant que son père se ressaisisse. Il cumula les petits jobs pendant plusieurs années : homme de ménage, laveur de voiture, serveur de fast-food, et après avoir obtenu le permis, livreur de pizzas. La pizzeria de Great Falls était l'un des bâtiments les plus récents, et le seul de ce type dans les environs, ce qui impliquait un certain succès à l'établissement (au détriment des autres cafés à restauration rapide).
Et Duncan était persuadé que telle serait sa vie jusqu'à la fin : travailler pour pas grand-chose, juste pour survivre, sans aucune ambition ni motivation. Il ne comptait même pas fonder une famille, ou même fréquenter amoureusement quelqu'un. Le fromage des pizzas semblait être collé à lui pour l'éternité.



C'était une livraison comme les centaines d'autres, si pas les milliers d'autres, qui avaient précédé. Une médium peperoni. Rien d'extravagant.
Duncan s'était offert une mobylette d'occasion, bien plus pratique pour se faufiler dans les directions et livrer ses pizzas dans les temps, et il roulait la plupart du temps à une vitesse dingue (Great Falls n'était pas réputé pour la présence de radars ou même le bon fonctionnement des rares dispositifs mis en place). Mais même rapide comme l'éclair, la maison de sa livraison semblait à une distance de plusieurs années-lumières. Rarement il ne s'était aventuré aussi loin, hors de Great Falls lui-même, vers un bled voisin.
Quand il arriva à destination, il n'eut pas à chercher longtemps la maison en question : c'était la seule construction qui bordait la route, et ce sur plusieurs centaines de mètres. Malgré un mauvais pressentiment qui lui serrait le ventre mais qu'il ignora (qui donc pourrait s'approcher de cette maison sans une certaine appréhension irrationnelle) il parqua sa mobylette et alla sonner à la porte.
Il ne mit pas longtemps à comprendre que quelque chose allait mal, surtout quand le paillasson sur lequel il stationnait se révéla être une trappe.
Il tomba brièvement, et une cage de bronze limitait l'endroit exact de sa chute. Il était fait comme un rat, mais la première chose à laquelle il pensa fut que cette scène lui rappelait un épisode de Scooby-Doo. Il était en train de réfléchir à comment Daphné avait fait pour s'en sortir quand quelqu'un entra dans le cachot.
Il s'agissait d'une vieille dame, qui n'avait rien d'imposant ni de majestueux, contrairement à la maison - bien que tout aussi délabrée, et qui ne lui dit pas un seul mot. Elle se contenta de déposer une bouteille d'eau et du pain, à travers les barreaux. La nourriture cliché du prisonnier. Quel gâchis, surtout en pensant à la médium peperoni qui refroidissait sur le porche d'entrée. Il eut d'abord en tête l'envie de refuser toute nourriture, pourquoi pas de se laisser mourir ici avant qu'on ait pu le violer ou le torturer, mais plus que la faim qui se mit à lui tenailler le ventre après ce qui lui semblait être une heure d'attente, ce fut la soit qui lui fit changer d'avis. Il se précipita sur la bouteille et vida son contenu d'une seule traite. Puis, il s'endormit comme une pierre.

Lorsqu'il se réveilla, il avait mal partout, sûrement à cause de sa sieste impromptue sur la dureté du sol. Puis, il réalisa qu'en comparaison, il était désormais sur un lit. Pas le plus moelleux du monde, bien confortable à souhait. Lorsqu'il voulut se relever, des mains jaillirent de derrière lui pour le stabiliser contre le matelas, avec des chuchotements rassurants. "Ne t'inquiète pas, tu es hors de danger". Le reste de la journée semblait se dérouler comme dans un rêve : les créatures fantastiques qui se relayaient à son chevet, certaines lui parlant de dieux grecs et de pouvoirs comme si la mythologie venait de sauter du rang de la fiction à celui de la réalité, d'autres le mettant en garde, l'incident d'avant-hier (déjà !) n'étant que le début, et étant loin d'être le plus grand danger que Duncan risquait de courir, que la mort le guettait désormais à chaque instant, sous n'importe quelle forme, et que son destin de demi-dieu était de braver ces dangers. Il assimilait tout ça, trop sonné pour se poser des questions, se convainquant que son réveil allait retentir, comme chaque jour de la semaine, et que ce délire prendrait fin au son de la musique, d'un tube du moment. Mais alors que le soir était tombé, aucune mélodie salvatrice ne l'avait extrait de ce qu'il prenait pour un songe. Il dût difficilement faire face à la réalité, se rendre compte que le lieu dans lequel il était n'était pas un mirage, et qu'effectivement il avait échappé à un sort funeste... qui pourrait bien devenir une récurrence.



Cela faisait une semaine, peut-être deux, qu'il était ici. Il perdait la notion du temps et n'avait pas encore vraiment accepté l'existence de ce nouvel univers. On l'avait logé dans le bungalow des Hermès, où vont tous les pauvres gosses qui ignorent qui est leur parent divin. Inutile de dire que Duncan ne s'y sentait pas à sa place du tout, tant il était bondé et bruyant. Réfléchir à sa déesse de mère lui rappelait également son père. Il l'imaginait, encore plus prostré dans son fauteuil suite au départ de son fils, dans le salon à peine éclairé. Il s'inquiétait pour son sort à lui aussi. Sans argent et sans entrain, qu'allait-il devenir ? Malgré tout, on lui avait garanti qu'il avait été mis au courant du transport de son fils jusqu'à la Colonie des Sangs-Mêlés, après une mésaventure chez un monstre dévoreur d'êtres mi-divins, d'où l'avait sorti une équipe de jeunes héros. Duncan les avait remercier dès sa sortie de l'infirmerie, mais il n'avait pas tenté d'approfondir le contact.

Le bungalow d'Hermès lui était de plus en plus insupportable, même si le bruit qui y régnait ne croissait pas pour autant. Duncan avait besoin d'être seul, au calme, sans personne pour l'apostropher à tout bout de champ. Une nuit donc, il fugua. Il n'était pas fou au point de quitter la Colonie, même s'il aurait préféré ne jamais y avoir mis les pieds. Great Falls craignait, mais au moins il y était encore un peu candide, avec une espérance de vie prolongée de plusieurs dizaines d'années.
Dans l'immédiat, il cherchait plutôt une cachette pour être en paix quand vraiment il n'en pouvait plus, et pour dormir seul. La Colonie était certes grande, mais il ne trouva pas un endroit digne de ce nom pour correspondre à son projet et à ses envies. Ce ne fut qu'après deux nuits blanches de recherche qu'il avisa les semblants de falaises qui surplombaient il ne savait quel fleuve. Il espérait y dénicher une cavité, une grotte étant de la rêverie exagérée. Il n'avait jamais fait d'escalade, ni même de descente en rappel. L'idée de descendre de ses rochers, sans sécurité, ne l'enchantait guère, mais ce n'était qu'une possibilité en plus de mourir prématurément. Ne lui avait-on pas dit qu'il devrait affronter des épreuves ? En voilà déjà une. Prudemment, lentement, il grappillait des centimètres dans sa descente, quand soudain il avisa un creux qui semblait assez profond, à quelques mètres à sa gauche. Il modifia sa trajectoire, mais dérapa et fit un plongeon chaotique dans l'eau, refroidie par la nuit. Il aurait dû être en hypothermie, il en était persuadé, mais le bout de ses doigts bleuté par le froid était le seul signe corporel manifeste de la température basse. Cela lui rappelait les criques de sa jeunesse, où il avait fait l'expérience de la même aisance dans le gel. Néanmoins pressé de quitter cet élément aqueux, il nagea vers la paroi rocailleuse et se remit à chercher des prises. Il recommença son escalade, et parvint à atteindre la cavité. Ses vêtements étaient trempés et dégoulinants, et le vent, pas chaud pour un sou s'engouffrait dans sa cachette. Pourtant, encore une fois, l'impression de froid ne fut pas accentuée. Il n'avait pas chaud, et sentait la chair poule sur son corps, mais en aucun cas il ne grelottait. Il ne s'y connaissait pas vraiment en déesses grecques, mais il avait bien une idée de quel type de personnalité il s'agissait. Et comme pour abonder dans le sens de sa découverte, du givre, sorti de nulle part, recouvrit les parois de pierre et le vent lui glissa dans l'oreille un seul mot :
"Chioné"

Il savait désormais dans quel bungalow dormir.


Après presque trois ans passés à la Colonie, il avait fait la demande pour partir. Il avait promis qu'il reviendrait, mais avait prétexté vouloir jeter un coup d'oeil à la Nouvelle-Rome. Son côté solitaire et son envie de bouger étaient connus de tous, et son choix fut aisément accepté. Il partit assez rapidement, sans trop d'adieux, sans aucune bise d'au revoir, persuadé que son absence se remarquerait autant que sa présence. Enfin, il traversa la barrière de protection, vers l'inconnu, un peu anxieux, mais savourant ce sentiment de liberté qu'il n'avait jamais vraiment ressenti auparavant.