Blackheart.
☞ “C'est un beau roman, c'est une belle histoire.” (TJ, huit ans)
«
Deoch, ça veut dire boisson en Irlandais. » Deoch Johansen se fendit d'un mince sourire et se passa une main dans sa barbe désordonnée. «
Comme quoi, nos noms nous définissent. » Le petit garçon se hissa sur le tabouret en face de son père et se pencha vers lui avec des allures de conspirateurs. Il avait huit ans, de faux airs de garnement et choisissait ses vêtements lui-même avec une application démesurée. «
Papa ? » Deoch était peut-être un alcoolique avéré mais il faisait partie de ces types davantage ramollis par la boisson qu'autre chose. Il se prêta au jeu avec indolence, approchant son visage mangé par les poils de celui de son fils. «
Oui TJ ? » «
Je vais te dire un secret. » TJ était heureux, ses joues étaient rouge de satisfaction. Il se rapprocha encore de l'oreille de son papa et lui souffla discrètement, comme par crainte d'être entendu. «
Je suis amoureux. » Sans même s'en rendre compte, Deoch se figea sur son tabouret, serrant le verre avec une force inouïe. L'amour était une chose horrible, insupportable. Il vous prenait un beau jour, envahissait vos membres, votre cœur, vos pensées, et ne vous quittait plus jamais. Il devenait omniprésent, trop important, vital. Il vous consumait, vous bouffait de l'intérieur… il vous assassinait lâchement. «
Ah c'est bien d'avoir une amoureuse. » Ça, Deoch le pensait de tout son cœur. «
Tu vas voir, c'est la plus belle chose qui puisse arriver dans une vie. » Et ça, il n'en pensait pas un mot. Le garçon de huit ans en face se renfrogna légèrement. «
Je suis amoureux, j'ai pas dit qu'elle l'était. » Cruel sentiment que l'amour. Deoch s'esclaffa avec la méchanceté mal placé dont il savait parfois faire preuve. Il ne faisait même pas exprès, s'en rendant à peine compte, mais c'était blessant. Rare, mais douloureux. «
Fais tes devoirs, TJ, t'occupes pas de l'amour ou ce genre de conneries. »
☞ “Ils se sont trouvés au bord du chemin.” (TJ, treize ans)
«
Je t'aime, TJ. » Allongés dans l'herbe, les deux enfants se tenaient la main. La fille roula sur le côté, adressa un sourire resplendissant à son petit ami. Ils avaient treize ans et pour eux deux, c'était leur première histoire. Elle avait cette saveur de l'inconnu qui la rendait si excitante, si bizarre… TJ ressentait chaque chose autour de lui en ce moment : le petit caillou qui lui piquait le coup, la brûlure du soleil sur son visage, la plante qui lui chatouillait une cheville, sa veste qui li tenait trop chaud, la main de Judith dans la sienne… De tout. Il voulait se souvenir de tout. Il voulait graver le moindre détail dans sa mémoire pour tout réinvoquer à la moindre occasion, savoir que où qu'il soit, les souvenirs n'étaient jamais loin, prêts à ressusciter n'importe qui n'importe quand. C'était son père qui lui avait appris ça : réfléchir à tout ce qui marquait un instant pour le garder à jamais avec soi. Deoch Johansen était un homme malheureux, TJ le savait, mais il ne l'aurait échangé pour rien au monde. Il avait perdu sa femme – la mère de TJ – sans jamais pourquoi la reconquérir. Elle était partie avec un mot d'adieu et un enfant, lui brisant le cœur et l'abandonnant dans la plus grande tristesse. L'amour, c'était de la merde. Mais TJ adorait ça. «
Je t'aime aussi Ju'. » Judith, ça n'avait pas été une évidence, ça n'avait pas été quelque chose d'acquis. Judith, c'était aussi la seule fille dont il soit tombé amoureux. Il n'en avait jamais démordu et elle avait fini par se laisser approcher. «
T. c'est pour quoi ? » Elle ne connaissait pas son prénom, personne ne le connaissait. «
Pour un grand roi légendaire. » Les noms avaient une signification, ils finissaient par nous définir, disait souvent son père. Quelque part, TJ espérait que c'était vrai, qu'il portait le nom d'un grand roi parce que ça le définissait. Il avait lu l'histoire de ce type mais ça ne l'avait pas beaucoup inspiré. Peut-être parce qu'il ne mourrait pas de vieillesse, dans son sommeil, avec une belle femme et une tripotée d'enfants… C'était la vie à laquelle lui aspirait : de la tranquillité, de l'amour, Judith, leurs enfants. Il n'avait que treize ans mais il restait intimement convaincu d'avoir trouvé son âme-sœur.
☞ “Ils n'étaient encore que des enfants refusant de penser aux lendemains.” (TJ, seize ans)
«
Arrête ! TJ, arrête ! » Judith pleurait mais peu importe. Ce type allait souffrir. Coups de pied, coups de poings, coudes de coude, tout y passa. «
TJ... » La tête du type résonna contre le mur en pierre de la ruelle derrière le lycée. «
Excuse-toi ! » «
Arrête... » Fou. Fou de rage. Elle le connaissait depuis l'école maternelle mais elle ne l'avait jamais vu comme ça. TJ, c'était le gars un peu collant, toujours gentil, toujours romantique. Elle l'avait déjà vu se battre mais elle avait mis ça sur le compte de bagarre entre potes, rien de plus. Là il était carrément sorti de ses gonds, il avait… pété les plombs. «
Excuse-toi. Aller. Aller ! » Tyler Mason rebondit un fois de plus sur la pied, le regard flou. «
Excuse-toi ! Excuse-toi ! » «
TJ, ce n'est pas grave… Laisse-le s'il te plaît ! » Pourquoi n'arrêtait-il pas ? Elle tenta de l'attraper par le poignet mais il se libéra d'un coup sec, profitant du mouvement pour frapper Tyler à la lèvre. Il aurait dû frapper encore, il était parti pour mais… «
Cette fois tu arrêtes ! » Judith l'agrippa par le bras et lui colla un gifle retentissante. Surpris par l'impact du choc, TJ trébucha sur le bord du trottoir et termina à plat ventre sur la route. La suite, il ne la vit pas, un vélo passait au mauvais endroit au mauvais moment.
***«
Mais qu'est-ce qu'il t'est passé par la tête TJ ! » Deux heures. Deux heures qu'ils se hurlaient dessus sans s'entendre, sans même accepter d'écouter les arguments de l'autre. «
Il t'a traité de pute, Ju' ! » «
Mais c'était pas une raison pour faire… ça. » La voix de la jeune fille flancha sur la dernière syllabe. TJ, elle l'aimait de tout son cœur. Ça avait pris le temps qu'il fallait mais elle en était tombée amoureuse et leur histoire durait. Pourtant, elle s'était toujours promis d'attendre d'être grande avant d'avoir un petit ami, d'attendre que les garçons soit moins cons. TJ avait été l'exception, ou du moins l'avait-elle cru. «
Franchement T. Tyler pensait pas franchement à mal, il est juste con et tu le sais ! Mais toi là... » Écumant de rage, TJ se tenait résolument dans un coin de la pièce. «
Putain, tu m'as décalqué quoi ! » «
Tant mieux ! » Quelque chose avait disparu entre eux. Judith aimait TJ pour sa tranquillité, son flegme indéfectible. Elle l'aimait parce qu'il n'était pas un crétin comme quatre-vingt-dix pour cent de mecs de son âge. Elle l'aimait parce qu'il était gentil. Direct, arrogant, insupportable… mais gentil. Il se retourna brusquement, quittant le miroir dans lequel il s'observait, et elle constata les dégâts. Elle s'en voulait de l'avoir frappé. Non pas qu'il ne mérita pas la gifle – elle était amplement justifiée – mais elle aurait dû réfléchir. Elle aurait dû voir ce fichu vélo, la marche que faisait le trottoir. «
Il le méritait je te dis. Personne n'a le droit de t'insulter. » «
TJ... » Même si quelque chose s'était brisé, elle ne pouvait pas s'empêcher de l'aimer. Elle se rapprocha de lui, se glissa dans ses bras et le serra brièvement avant de relever la tête. Judith appuya son menton sur la poitrine du garçon qu'elle aimait pour le regarder dans le yeux. «
Je t'aime toujours. Même avec un poignet cassé et une énorme trace sur le visage. » Le vélo ne l'avait pas loupé. Sans son arrivée, il se serait juste cassé le poignet mais le cycliste avait fait un magnifique soleil et TJ s'était pris le vélo de plein fouet. Elle se hissa sur la pointe des pieds et embrassa la plaie recousue qui traversait la joue du garçon. «
Ça te donne un côté aventurier, roi de légende. » «
Ta gueule, c'est de ta faute. » Il l'embrassa.
***«
Vas-y elle sait pas nager en plus ! » Les gars éclatèrent de rire et s'avancèrent vers Judith, qui s'accrocha au bras de TJ. Ils se retrouvaient au bord du plongeoir, sur la partie la plus profonde d'une rivière. La classe du lycée se retrouvait pour trois jours de camping pour célébrer la fin d'année et l'arrivée des vacances d'été. Quelque chose qui, en théorie, devait laisser de bons souvenirs. «
Sérieux les mecs... » Ils étaient lourds. Sans trop savoir pourquoi – il ne devait même pas y avoir de réelle raison, c'était tombé sur elle, voilà tout – ils avaient pris Judith en grippe voilà des années et ne loupaient pas une occasion de la faire bisquer. «
Ouh là, le prince charmant est de sortie… Il paraît qu'elle t'a refait le portrait, beauté fatale ? » La cicatrice ne se voyait pas, TJ la planquait chaque matin sous une couche de maquillage à faire pâlir n'importe quel maquilleur professionnel. Cette marque horriblement visible, il la détestait. «
Ta gueule toi. Comment va Tyler ? » Si Judith avait refait la déco' de son visage, lui avait rectifié le sourire de Tyler. Et il n'en conservait aucun remord. «
Aaah… Change pas d'sujet, TJ. » D'un geste vif, le type le plus proche – celui qui parlait – lui fila une bourrade sur l'épaule. C'était pour déconner, pour le faire rager lui aussi. C'était un jeu con mais un jeu dangereux. Sous le choc, TJ recula d'un pas et comme pour une mauvaise blague, c'est Judith qui dérapa sur le bord du promontoire de pierre. Elle poussa un petit cri affolé, tira sur le bras de l'adolescent… et ils basculèrent dans le vide.
***Il papillonna des paupières, son regard agressé par la lumière incapable de se poser où que ce soit. «
… TJ… ? » Cette voix… elle venait de loin. Le garçon fit un mouvement, s'interrompit aussitôt avec une grimace. L'intégralité de son corps lui faisait mal. Le moindre geste lui arrachait un sursaut de douleur. «
TJ, oh mon dieu TJ, tu m'entends ? » La voix de son père. «
Doucement, doucement... » Une autre voix, inconnue celle-ci. Elle était proche, il sentait son souffle sur sa joue tandis qu'elle se penchait sur lui. «
TJ, pas d'inquiétude d'accord ? T-tout va bien. » Deoch Johansen parlait d'une voix mal assurée qui inquiéta aussitôt l'adolescent. «
Qu-je... » «
Tout va bien, tout va bien... » Toujours les mêmes mots… TJ parvint finalement à garder les yeux ouverts. Un hôpital. Il était allongé dans un lit au beau milieu d'une chambre d'hôpital individuelle, entouré de murs d'un vert écœurant. Un bip-bip régulier ponctuait le silence. L'infirmière qui s'activait autour du lit accéléra le mouvement, jetant à peine un regard au jeune garçon. Finalement elle lâcha un «
je vous laisse tranquille » avant de sortir. «
Comment tu te sens ? » «
Mal. » Il avait la voix enrouée. Ses pensées semblaient fonctionner au ralenti, comme engluées dans du miel ou de la colle Cléopâtre. Il… Comment était-il arrivé là ? En y réfléchissant, il sentit la morsure de l'eau froide, le choc violent, les étoiles qui avaient dansé devant ces yeux l'espace d'un instant. Et puis… «
Judith ? Où est Judith ? » La réponse mit une seconde de trop à arriver. «
Papa, Ju' est... » «
TJ, calme-toi, ce… ce n'est pas le bon moment pour en parler d'accord ? Tu… Repose-toi, remets-toi, tu... » «
Où est Judith Papa ? Où elle est ? » Malgré sa voix enrouée, malgré ses côtes qui lui faisaient mal à en crever, il avait hurlé les derniers mots. L'infirmière réapparut brusquement, ouvrant la porte en grand.
Parce que Judith n'était plus là. Lui n'était pas tombé dans l'eau, pas tout de suite, dégringolant le long de la petite falaise pour finir quinze mètres plus bas. Elle… Elle avait bien fini dans l'eau et le plat qu'elle avait fait l'avait littéralement assommée. Elle s'était noyée en suivant, emportée par le courant tandis que les autres élèves dévalait le petit chemin en catastrophe. Perdus comme ils l'étaient au beau milieu de nul part, les secours avaient mis trop de temps pour arriver et s'étaient forcément concentré sur TJ. Parce que Judith était introuvable, coulée dans une vasque d'eau noire. Quand il s'était réveillé, il sortait de trois semaines de coma et elle attendait son enterrement. Judith, c'était la fille à qui il voulait faire des enfants, celle avec qui il avait tout prévu. Ensemble, ils repartiraient en Europe, loin de la bêtise américaine. Ils élèveraient leurs enfants en Espagne ou en France, ou pourquoi pas en Irlande. Et puis ils vieilliraient tranquille, comme deux amants éternellement amoureux. Des romantiques ? Ça oui, ils l'étaient. Sauf que Judith était déjà six pieds sous terre alors que leur vie n'avait même pas commencé.***Debout près de la mère de Judith, TJ contempla le cercueil qui descendait dans un trou. Il aurait aimé la voir incinérée, pour pouvoir répandre ses cendres dans un endroit qui lui était cher. Ses parents en avait décidé autrement et elle partait rejoindre un trou froid et sinistre, humide, sous terre. L'idée de son corps blanc et mort se décomposant lentement lui souleva le cœur et il lutta pour ne pas vomir. TJ lança la rose, une jolie rose rose comme elle les aimait, dans le trou. Au moins emporterait-elle un peu de lui…
***«
Bande de... » Il s'étouffa, balança son poing de toute ses forces. Recommença. Il sentit un os se casser sous ses doigts, redoubla de violence. La colère l'étreignait, le maîtrisait, l'étranglait. Il avait assisté au procès les poings serrés. C'était son histoire qui s'était écrite aujourd'hui, sa recherche de la justice. Judith était morte de leurs mains et il pensait à peine à son propre calvaire : incapable de lire, incapable d'écrire, incapable de compter. Des mots qui s'échappaient pour ne revenir que des heures plus tard. Et putain, ils étaient libres ! «
Mineurs inconscients de leurs actes… Jugés irresponsables… Pas de sentence grave… Pas d'enfermement... » Rien ! Alors il cogna. Judith l'aurait haï si elle l'avait vu. Elle l'aurait détesté, l'aurait giflé, l'aurait massacré. Cette pensée lui fit du bien et il redoubla d'ardeur. « Arrête ! TJ, arrête ! Tu vas le tuer ! » Il en avait envie en tout cas, il le désirait plus que tout au monde. Une main lui attrapa le poignet mais ce n'était pas celle de Judith. Ce n'était pas non plus sa voix… Juste celle de Deoch Johansen.
☞ “Ils se sont quittés au bord du matin, c'était fini le jour de chance.” (TJ, dix-sept ans)
«
Cours ! Mais cours ! » Il traînait avec Bob, un type chelou que son père ne supportait pas, quand elle était arrivée. Elle avait eu l'air sympa au départ, bizarre, mais sympa. Puis Bob avait senti un danger et il avait entraîné TJ à sa suite, le sommant de courir. «
Mais putain mais qu'est-ce qu'on fait ! » «
Tais-toi ! Pas de gros mots ! » Quand on disait que Bob était un curieux personnage… TJ s'arrêta à un angle de rue, hors d'haleine. Ses côtes lui faisaient un mal de chien, lui arrachant une grimace à chaque inspiration, et il se sentait bien incapable de faire ne serait-ce qu'un mètre de plus. «
J'peux plus là, j'peux plus... » Les traits de Bob se radoucirent légèrement. Il savait tout de TJ, connaissait chaque détail de sa vie. Il savait que les gens le suivaient dans hésiter, sans se poser de question, il savait que la fleur qu'il avait lancé sur le cercueil de Judith était apparue comme ça, de nulle part. Il savait aussi que TJ était incapable de lire le moindre mot depuis son accident, qu'il lui manquait parfois des mots dans ses phrases et que ces trous pouvaient durer des heures, même pour des trucs évidents. Il savait tout. Et visiblement, la jeune femme aux questions un poil engagées aussi. «
Mais c'était qui ? » «
Je sais pas ! Un monstre déguisé peut-être. » «
Quoi ? » «
TJ… parle à ton père. C'est... » Bob le faune se tut. La suite, TJ Johansen devrait le faire seul. Comme un Romain. Comme un légionnaire.
***«
Bat-toi ! … Aller putain, bouge-toi T. ! » «
Non. » Non, il refusait. Il refusait de se battre, de céder à la violence. Il savait à quoi ça menait ce déferlement de haine, même fictif. Aux ennuis. Aux blessures. À la mort. Inconsciemment, il s'était alors fait un pacte avec lui-même. Il l'ignorait au début puis c'était devenu une évidence : il ne se laisserait plus aller à la brutalité, vulgaire et inutile. TJ avait enfin compris pour Judith détestait cela, pourquoi elle le haïssait lui quand il abandonnait toute gentillesse. Et s'il y avait quelque chose qu'il voulait respecter maintenant… Tss, foutaises. Il se convainquait lui-même d'agir pour elle, pour sa mémoire, tout en sachant pertinemment que c'était faux. Ce type, il n'était pas passé loin de le tuer. Comme lui, il n'avait pas écopé de sanction pour son comportement mais l'un et l'autre savaient qu'il s'en était fallu d'un cheveu. Si monsieur Johansen n'était pas passé par là, s'il n'avait pas stoppé son fils… Terminé, tirez le rideau. Comme pour Judith. Mais ce jour-là, TJ s'était aussi fait peur. Il ne s'était jamais aimé après une bataille acharnée mais là… Le sang de trop peut-être. Et puis il avait quitté Boston pour rallier New-York en compagnie de Bob, Bob qui l'avait très vite abandonné. Plus tard, il le recroiserait et découvrirait qu'il s'agissait d'un faune. (Bonjour le délire.) En attendant, il subissait l'impitoyable entraîne de Lupa auquel il refusait strictement de se conformer. Un poing le cueillit violemment au creux du ventre, l'étala dans la terre. «
Eh bah fillette, défends-toi ! » Non… Non. Fillette… ? Les mains tremblantes mais le regard glacial, TJ se redressa lentement et se passa une main dans les cheveux. «
Minute, je me recoiffe. » L'adversaire le regarda un bref instant avec perplexité : TJ, c'était un type chelou parfois, qui refusait de se battre, qui prenait beaucoup de choses avec philosophie mais que… non. Il se foutait de leur gueule alors ? Mais oui, totalement. Autant prendre le taureau par les cornes ! Tout était bon à prendre pour ne pas se paumer davantage. Le seul avec qui il céda fut un certain Jules. Il fallait se mettre en binôme – chose à laquelle il n'avait certainement pas l'intention de se plier – et l'autre semblait fait à peu près sur le même modèle. L'autre l'éclata.
☞ “Ils reprirent alors chacun leur chemin en se faisant un signe de la main.” (TJ, vingt ans)
Ils étaient entrés en silence, traversant le Camp Jupiter comme des ombres. Et ils avaient pris des vies. TJ s'était réveillé en sursaut, alerté par le cri d'un camarade de bungalow, et avait imité les autres Romains. À part sortir dehors en pyjama, les cheveux en bataille et complètement perdu, il n'y avait rien à faire. Ils étaient déjà là, ils étaient armés, et ils tuaient. Ils tuaient des gamins pas plus grands qu'un arbuste.
TJ avait asséné un glaive récupéré au sol sur le premier assaillant et avait perdu l'équilibre, surpris de voir que la lame passait à travers l'homme sans lui faire le moindre mal. Des mortels ? Ce jour-là, TJ regarda la mort en face. Il l'avait croisé à plusieurs reprises cette sournoise fin, mais elle portait cette fois-là un visage d'homme, un visage humain. Alors TJ avait pris peur. Abandonnant glaive inutile et toute retenue, il plongea dans la bataille. Enfin plongea… Grand mot quand on sait qu'il se contenta de se jeter sur l'homme entré dans le dortoir de la seconde légion. Lutte inutile, il avait déjà gagné. Il ne se battait plus TJ, jamais, mais il n'avait rien perdu de ce qui faisait de lui un adversaire difficile : la hargne, le lâcher prise. Ça ne sauva pas un gamin de treize ans, et ça ne sauva pas les autres non plus.