Elle courait, à bout de souffle. À côté d’elle se trouvait Jules, il portait sur son épaule une jeune fille évanouie avec tant de facilité qu’elle semblait ne peser pas plus lourd qu’une plume. On n’était peut-être même pas loin du compte à cause des mauvais traitements que la pauvre avait subits pendant plusieurs mois dans les quartiers du DLCEM : il s’agissait de Fanny, l’augure du Camp Jupiter. Lily-Rose n’avait cependant pas le temps de s’attarder sur ces futilités, l’ennemi voguait toujours, ils avaient besoin d’un abris. Elle entendit vaguement les autres arriver derrière eux, et puis le noir. Tout n’était plus que douleur, encore. Son cerveau engourdi flottait sur un nuage de coton. Jules s’était précipité sur elle, mais lorsqu’il ouvrit la bouche, des paroles étranges en sortirent. «
- Mad’zelle ! Hé hé hé hé hé hé hé ! » Elle se réveilla soudain en sursaut, inspirant une profonde bouffée d’oxygène comme si elle venait d’émerger à la surface de l’eau après avoir manqué de se noyer. Sa poigne se refermait déjà sur le manche du poignard qui reposait sous son oreiller. Elle le brandit en direction du propriétaire de la main qui venait de quitter son épaule et avait provoqué les secousses qui l’avaient réveillée. Près d’un mois s’était écoulé depuis les aventures de leur petit groupe en Pennsylvanie et elle en faisait encore des cauchemars. En finirait-elle même jamais ? Avant le souvenir de la balle qui avait traversé son flanc et que lui rappelait déjà trop douloureusement une légère cicatrice (ni l’ambroisie ni le nectar n’étaient parvenus à la faire disparaître en entier), c’était Azazel qu’elle voyait dans ses songes, et encore avant lui, ç’avait été Azha. La nuit, attribut de sa mère, qui l’avait bercée depuis toujours n’avait à présent plus rien de rassurant. Si elle n’avait pas été terrorisée elle aurait presque été reconnaissante de cette intrusion qui l’avait empêché d’aller plus en avant dans son souvenir traumatisant.
Il fallut de longues secondes à ses pupilles pour s’accoutumer à l’obscurité, elle n’avait pas la moindre idée de l’heure mais tout autour d’elle était noir et elle pouvait entendre les respirations apaisées de ses demi-frères et demi-soeurs que l’intrus n’allait pas tarder à réveiller s’il continuait à crier. Son arme le menaçait toujours, mais elle finit par baisser sa garde à mesure qu’elle discernait les contours de la silhouette d’un satyre. Un soupire de soulagement s’échappa malgré elle de ses lèvres : pas le moindre taré de mortel en vue. «
- On a besoin vous ! Raymond besoin vous ! » Bon sang qu’est-ce qu’il lui voulait au milieu de la nuit ? Et qui était ce Raymond ? Le satyre ne la laissa pas réfléchir à ses propos désordonnés plus longtemps. Au moment même où elle avait abaissé son arme il avait repris confiance et s’était saisi de son bras, la traînant de force à l’extérieur du bungalow vingt. Elle n’eut que le temps d’empoigner au passage une paire de chaussures de la seule main qui lui restait, c’est à dire celle qui avait refusé d’abandonner la lame. Hors de question qu’elle ne sortît sans après ce qu’elle avait récemment vécu. «
- Hé doucement tu veux ! » Elle avait planté ses pieds dans le sol, refusant d’avancer et manquant presque de trébucher car le satyre avait continué dans son élan. Hébétée par la fatigue et le soudain de la situation elle l’avait déjà laissé la traîner pieds nus et en pyjama sur une bonne partie du camp en direction de la forêt. Elle profita de la halte pour enfiler ses chaussures avant qu’elle ne se blessât. «
- Reprends calmement et raconte-moi ce qui se passe. » Pour toute réponse le satyre lui attrapa le bras et lui désigna le bois de sa main libre avant de baragouiner quelques phrases dont les seuls mots qui se détachaient étaient « besoin d’aide » et « vite ». Elle n’était pas exactement ravie de courir au devant de l’inconnu, mais elle obtempéra.
Le satyre finit par s’arrêter aux abords d’un feux de camp. Trois brochettes de marshmallow grillés presque intactes avaient été laissées en plan aux côtés de chaises de plage et quelques coussins. Un autre satyre était là accompagné d’un garçon, sans doute un demi-dieu mais à cette distance et en pleine nuit elle ne discernait que de vagues silhouettes. Son cerveau était à présent pleinement en éveil, à cause de l’air encore frais de la nuit, et ses sens en alerte. Quelque chose ne tournait pas rond : trois brochettes, deux satyres, et les explications désordonnées qu’elle n’était pas parvenue à complètement saisir pendant sa traversée forcée du camp. Le deuxième satyre prit la parole. Au moins celui-ci semblait-il calme et dépourvu de problèmes de diction, il ratait certes quelques mots dans ses phrases mais le tout restait compréhensible : un de leurs amis avait disparu. Une vague de terreur la submergea à cette nouvelle : et si des mortels s’étaient introduits dans le camp et l’avaient emmené, la Brume camouflant ses jambes de bouc ils l’auraient pris pour un demi-dieu un peu simplet auquel ils pourraient soutirer des informations ? Sa main se porta malgré elle sur son flanc à l’endroit marqué par sa cicatrice pendant qu’elle se faisait cette réflexion. «
- Et votre Rhad… comment déjà ? Pardon, il n’a pas pu disparaître comme ça, vous n’avez rien vu ? » Elle tenta de se ressaisir en posant quelques questions élémentaires. Elle espérait surtout que les satyres n’allaient pas lui rendre la tache plus compliquée par des réponses décousues et farfelues. Si des mortels rodaient réellement autour du camp….
Elle n’eut pas le temps de finir sa déduction. Au moment où le satyre qui l’avait traînée jusque ici (Raymond ? Avec les informations qu’elle avait pu récolté elle commençait à penser qu’il parlait de lui à la troisième personne) s’apprêtait à ouvrir la bouche, deux harpies traversèrent le ciel, cachant la lune un instant, avant de s’arrêter au-dessus de leurs têtes. «
- Vous vous voulez voulez jouer jouer ? » Encore une créature mythologique qui avait quelques difficultés pour s’exprimer. Elle fut presque soulagée de les voir apparaître plutôt que des mortels enragés, d’autant plus qu’elles étaient franchement ridicules avec leurs charlottes à pois sur la tête. Cependant elle n’avait pas vraiment envie de jouer, non. Elle aurait préféré retourner dans son lit passer une nuit sans cauchemars et le reste de sa vie tranquille, c’était trop demander ? «
- Alors c'est parti pour le du-du-duel ! » Les deux harpies fondirent sur eux et se saisirent des deux pauvres satyres. «
- Nous nous les les mangerons mangerons dès l'aube ! » «
- Sauf si vous nous en em-em-empêcher ! » Et sur ces mots, elles disparurent. Lily-Rose resta un instant hébétée, plantée, sur place, à marmonner quelques jurons sans destinataire particulier. Une fois calmée, elle reprit conscience de son compagnon, qui lui aussi avait assisté à la scène. Elle s’avança vers lui afin de distinguer son visage. «
- Andrew ? » Il s’agissait d’un fils d’Hermès qu’elle appréciait plutôt bien. Tous deux avaient un sens de l’humour un peu particulier et s’étaient déjà retrouvés à rire ensemble à la colonie. Tant mieux, quitte à être contrainte à partir en mission nocturne, autant se fendre la poire. «
- Je crois qu’on a pas le choix… essayons de trouver ce Radha… peu importe… En espérant qu’il ne soit pas tombé sur nos deux amies en charlottes à pois, peut-être saura-t-il par où commencer à chercher, il connaît sûrement ces bois mieux que nous. » Elle avait parlé sans enthousiasme et tuerait probablement pour un peu de repos, mais la vie de deux, voire trois satyres était en jeu et elle ne se sentait pas l’âme de les laisser tomber.
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