The game is on.
Master of Cards.
☞ LES AILES DE LA LIBERTÉ.
«
Aramis Wheeler. » «
Oui, c'est moi. » Les menottes cliquetèrent quand le jeune homme se rejeta en arrière, observant le policier corpulent avec insolence. Le flic préféra baisser les yeux, ouvrit sèchement un dossier et faisant semblant d'en parcourir les quelques lignes. «
C'est marrant, on ne sait presque rien de vous, monsieur Wheeler. » «
Ah oui, c'est normal. » «
Ah bon ? » «
Mon casier est presque vierge. » Bradley Jackson sentit un sourire narquois étirer ses lèvres et il se pencha vers le garçon attaché. «
Presque vierge ? » Aramis haussa les épaules avec nonchalance. «
Presque. » «
Vous êtes Gallois. » Il changeait totalement de sujet mais il avait pour mission d'en apprendre davantage sur ce mioche insupportable et son service se terminait dans une heure. D'ici là, il n'avait qu'à poser des questions bateau pour «
confirmer les propos » puis il passerait l'air de rien la main au flic qui prendrait la relève.
«
Regarde ! » « Laisse tomber, je ne vois rien. » «
Mais regarde vraiment ! » Aramis regarda vraiment et ne vit rien de plus qu'un énorme taureau. «
C'est un taureau, Spence, juste un taureau. » Le garçon jeta un coup d’œil inquiet au dénommé Spencer avant de revenir au bovin. L'animal était certes particulièrement grand et musclé, même pour un mâle, mais ça n'en restait pas moins un vulgaire spécimen comme on en voyait partout… même au Pays de Galles.
Les deux compères avaient huit ans, passaient leur vie entre l'école où ils échangeaient des billes et la campagne où ils pouvaient errer pendant des heures, à la recherche de la moindre petite aventure pouvant s'offrir à eux. Les abords de Portmeirion, ils les connaissaient par coeur, probablement autant que n'importe quel agriculteur du coin. Ils fréquentaient le petit poney-club en bordure de ville et connaissaient chaque poney par son nom. Ils aident aussi parfois madame O'Leary, une gentille folle qui se contentait d'élever des lapins. Les prés, ils les reconnaissaient instantanément. Bref, deux gamins. «
Spence ? » «
Ouais ? » Spencer boudait toujours depuis l'épisode du taureau, furieux de ne pas avoir pu prouver à son ami que… «
Tu es sûr que tout va bien en ce moment ? » Aramis s'inquiétait vraiment, à force. Le taureau, ce n'était pas la première chose étrange que son ami évoquait. Avant cela, il y avait eu le poney cracheur de feu à Llanfair, quand ils avaient aidé pour un CSO, puis l'homme-bouc dans le centre-ville. Maintenant… «
Franchement Spencer, ne me dis pas qu'il y avait un minotaure dans le pré. Ce n'est pas vrai. Et tu le sais d'ailleurs. »
«
Votre ami était fou. » «
Sans aucun doute. C'est à peu près la seule chose notable de cette époque. » Bradley Jackson glissa un coup d’œil furtif au garçon qui, s'il affichait un air serein, ne pouvait s'empêcher de se tordre les doigts. «
À peu près ? » Aramis hésita un bref instant. «
Oui, à peu près. »
«
Spencer ! Spencer ! » Aramis grimpa la colline, à bout de souffle. Son pied rencontra malencontreusement une racine et il s'étala dans la poussière. Dans le noir, il n'y voyait pas à trois mètres et il avait beau connaître les environs par cœur… «
Spencer ? » Seul le silence nocturne lui répondit. Un oiseau pris par surprise hulula au-dessus de lui, lui arrachant un sursaut. Le garçonnet reprit sa course malgré ses genoux écorché, prenant soin cette fois-ci à esquiver les sournoises racines. «
Spencer ! » Son pied buta dans quelque chose de bien plus gros qu'un morceau de bois et Aramis chuta de toute sa hauteur sur… «
Argh ! » Il se jeta sur le côté, un flot de bile remontant brutalement dans sa gorge. Son dîner suivit. «
… Spencer… ? » Le noir avait repris ses doigts et de là où il était, il ne voyait plus qu'une vague forme qui se soulevait rapidement. «
Spence ? » Parcourir le mètre qui le séparait de son ami fut sa plus longue épopée, la plus effrayante et la plus épuisante. Spencer était bien là, sa respiration trop rapide émettant un son chuitant à chaque inspiration. «
A... » «
Chut, chut, que… ? » Il ne pouvait pas regarder, il n'y arrivait pas. «
A., le m-minot-taure. » Son cœur était en pièce, il mourrait de peur et de douleur. «
Spence... » Qu'est-ce qu'il devait faire ? Courir, courir et s'enfuir ? S'effondrer, en larmes ? Mourir sur place ? Lui parler ? Bon sang, mais qu'est-ce qu'il était censé faire, à part trembler de toutes ses forces ? «
J-j'ai un peu… Froid. » Aramis aussi avait froid, trop froid. Il était encore là à tergiverser quand Spencer lui agrippa le col de sa chemise en abandonnant un sillon sanglant. Et il était toujours là quand son ami de toujours regarda quelque chose avec effroi, juste par-dessus son épaule. «
Regarde v-vraiment, A. »
Une courte pause s'ensuivit. Bradley prit une gorgée de café froid et s'autorisa encore un instant de silence. «
Votre ami est mort ? » «
Par le minotaure qui le hantait. » «
Ça n'existe pas, les minotaures. » Aramis haussa de nouveau les épaules, les menottes cliquetèrent, rappelant au policier les raisons de la présence du garçon. «
Non, mais pour Spencer si. » «
Vous l'avez vu ? » «
Qui, le minotaure ? Une fois, juste ce soir-là. Il m'a demandé de vraiment regarder alors c'est ce que j'ai fait. » Des hallucinations de gamins. Le rapport d'enquête indiquait une chute du garçonnet. Spencer Owens était tombé brutalement lors d'une course en forêt et sa chute l'avait entraîné dans une dégringolade mortelle… ce qui expliquait l'état du corps. Quant à Aramis, les secours l'avaient trouvé collé à lui au matin. Indemne. Les histoires de taureau avaient rapidement du être oubliées et les rapports n'en faisaient même pas mention. Un nouveau silence, plus long que le précédent, s'installa dans la petite pièce. «
Ensuite, c'est le début de votre fin. » «
J'ai simplement quitté Portmeirion, ce n'était absolument pas une fin. » Plutôt une renaissance.
Il avait vu. Aramis n'en avait jamais reparlé après cette nuit, n'avait même plus évoqué le sujet… Mais il avait vu. Vu le minotaure, et vu la vérité en face. Il avait su que Spencer n'était pas le dingue qu'il semblait être, et il avait vu ce qui se dissimulait dans l'ombre. Et puis il avait douté. Assis près d'une fenêtre, tirant tranquillement sur une cigarette, Aramis Wheeler doutait toujours. «
Aramis ? T'es prêt ? » Un gars d'une vingtaine d'années entra dans la pièce miteuse et s'approcha lui aussi de la fenêtre, des masques effrayants dans les mains. «
C'est bientôt l'heure, il est quinze heures et des brouettes. » «
Nous sommes à la minute près aujourd'hui. » Aramis s'empara de l'un des masques, un cheval sinistre aux yeux sans vie. Son cœur s'emballa sous l'excitation et la nervosité laissa place à l'adrénaline.
«
Oui, je me souviens de cette époque. Vous aviez fait parler de vous jusqu'aux États-Unis avec vos braquages presque magiques. » «
Organisés. » «
De… ? » «
Nos braquages n'avaient rien de magique, ils étaient juste correctement organisés, et la police un peu trop naïve. » «
Vous reconnaissez les faits ? » «
Ils sont établis depuis longtemps... » Ils l'étaient. L'affaire était classée depuis des années. «
Quand même, vingt-sept grands magasins pillés à travers le Royaume-Uni sur deux ans… D'un peu plus et j'en serais presque admiratif. » C'est vrai qu'ils avaient gagné beaucoup. Aramis et sa bande exécutaient les plans à la seconde près, chaque manœuvre était soigneusement réfléchie, conduisant forcément à la réussite. Et à l'échec.
«
À genou, les mains en l'air ! Lentement, lentement ! » Aramis laissa tomber son pistolet qui résonna bizarrement sur les dalles de pierre de la cathédrale. Ses genoux touchèrent le sol et sept armes prêtes à tirer se tournèrent vers lui. «
Couche-toi, couche-toi ! » Il obéit sans discuter, ses mains bien en évidence mais une envie féroce de partir en courant le démangeant. Des menottes enserrèrent ses poignets, lui mordant cruellement la peau, et son masque lui fut arraché. Le vingt-huitième était un échec de quelques secondes, l'échec d'une vie. Il en aurait pleuré.
«
Vous étiez fichus... » «
Tous autant que nous étions. » Avec cette bande, Aramis était monté très haut, avait frôlé le soleil du bout des ailes… avant de tout perdre. La cire avait fondu et ils étaient tombés. La gloire n'avait été qu'une poudre aux yeux et aussitôt leurs ailes envolées, ils avaient replongé dans l'anonymat. «
Il n'y a pas beaucoup de détails... » «
Nous ignorions une chose, nous avons perdu du temps, les policiers écossais sont arrivés, Jack et Llewelyn sont morts, Gabriel s'est fait tirer dessus, Benedict, Rosario et moi avons été arrêtés. Fin de l'histoire. » Bradley s'autorisa un nouveau regard vers l'intéressé, surpris par ce soudain ton sec. Le temps tournait et bizarrement… Il avait envie d'en savoir plus. Le dossier devenait soudainement muet ensuite.
Aramis était assis sur une chaise inconfortable, menotté comme il le serait des années plus tard à une table semblable. «
Votre nom ? » «
Aramis Wheeler. » «
Nationalité ? » «
Gallois. De Portmeirion. » «
Votre âge ? » «
Vingt-trois ans. » Le policier en charge de relever son identité lui lança un coup d’œil surpris avant de quitter la pièce, emportant le petit dossier avec lui. Une femme entra quelques secondes plus tard. «
Monsieur Wheeler... » Elle s'installa tranquillement et lui tendit une tasse de café avec amabilité. «
Je dois dire que j'avais hâte de vous rencontrer. » Aramis demeura de marbre, quoi que qu'il bouillit intérieurement. Il était à peu près certain de ne jamais avoir croisé cette femme, ni qu'elle le connut personnellement. «
Enfin pas vous spécifiquement, mais plutôt le leader de cette petite bande savamment organisée, et le petit Aramis de huit ans aussi. » Il était perdu. «
Je... » «
Vous allez aller en prison monsieur Wheeler, pour de longues années. Vous le savez. » «
Excusez-moi, qui êtes-vous ? » «
Ah ! Lullaby Wayne ! » Une immense sourire parfaitement improbable naquit sur ses lèvres, comme si elle se métamorphosait dans l'instant. «
Ah… » Aramis chercha à se reprendre, se tordit les doigts avec perplexité. «
Et qu'est-ce que vous faites ici, madame Wayne ? »
«
Elle vous a donné du travail ? » «
Oui, en échange de mes services, j'évitais l'enfermement pour… longtemps. » Il y avait des dizaines de désavantages là-dedans, c'était loin d'être une sinécure et malgré les responsabilités qu'il avait au sein du DLCEM, il n'était pas vraiment libre. Pourtant, il avait accepté, quittant pays et connaissances pour l'inconnu et le danger. Mais il avait trouvé deux choses : les retrouvailles avec la liberté et la fin du doute. Car le DLCEM, c'était d'abord son témoignage pour la fameuse nuit et ensuite ses talents qui les intéressaient. «
Et ensuite, qu'est-ce que vous avez fait ? » «
Oh… beaucoup de choses. »
Accroupi dans l'ombre, presque invisible dans ses vêtements sombres, Aramis attendait le signal. Il profita de ce cours instant de flottement pour glisser quelques cartouches dans son pistolet – celui-là même qui l'avait toujours accompagné – et balaya l'endroit du regard. Excepté cette extrême frontière de buissons où ils se dissimulaient, c'était un grand terrain vide qui leur faisait face, parfois interrompu par un arbre isolé et… des bungalows endormis. Ses mains tremblèrent dans la nuit et il raffermit sa prise sur son arme. C'était un devoir qu'ils allaient accomplir ce soir : protéger le monde du danger mythologique, protéger des dizaines d'enfants comme Spencer à condition d'en sacrifier quelques uns… Quelques uns de déjà trop profondément impliqués et responsables. Ces gamins étaient dangereux… Monstrueux. L'attaque fut ordonnée.
«
Vous me menez en bateau... » Bradley Jackson était déçu, bien qu'il ait passé une heure intéressante. Aramis était un mythomane invétéré mais passionnant à écouter. D'un peu plus et il y aurait cru… s'il n'y avait pas eu la dernière partie de l'histoire. «
Vous êtes un voleur, Aramis, un grand voleur, mais je ne vous imagine pas tuer des gens. Et d'ailleurs, tout cela n'existe pas. » Aramis haussa encore une fois les épaules. «
Vous avez mes effets personnels ? Prenez mon porte-feuille. » Un éclair suspicieux brilla dans le regard du policier. «
Il n'y a pas de bombe dans mon porte-monnaie. » L'irritation visible de l'ancien voleur eut sans doute l'effet escompté car Bradley se pencha, fouilla un instant dans un sac avant de tendre à Aramis son porte-feuille. Il en retira une petite carte que le flic contempla avec soin. «
C'est… Vous travaillez vraiment pour… » «
Le gouvernement. » Il agita les mains, mettant en évidence les deux bracelets de métal. «
Je ne sais pas si… La mythologie ça n'existe pas, Wheeler, myth-ologie, ce sont des mythes ! » (À croire qu'il venait d'expliquer l'un des grands mystères de l'univers avec sa décomposition de mot.) «
Et arrêter de hausser les épaules ! » «
Peut-être que pour moi si. » «
Je… » Bradley décampa avec la carte, plantant Aramis là.